Fluxury by Sergio Benvenuto

Le réel à l'époque de sa reproductibilité technique. Notes en marge de Walter Benjamin [1] Jun/30/2016


 

           Depuis longtemps, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique[2] de Walter Benjamin (1936) est un texte canonique de la pensée esthétique du vingtième siècle. Le terme « canonique » surprendra peut-être ceux qui voient en Benjamin un éternel outsider, mais son ami Scholem[3] avait raison quand il affirmait que ses écrits avaient une « énorme propension à la canonisation » – un jugement qu’on peut tout à fait appliquer à cet essai.  

Nous ne nous attarderons pas ici sur l’essai en lui-même, dont nous pensons qu’il est déjà connu du lecteur. Nous nous interrogerons plutôt sur le sens de sa « canonicité », sur son rapport à l’art et à l’esthétique du vingtième siècle. Nous nous demanderons dans un premier temps dans quelle mesure l’art et l’esthétique du vingtième siècle, jusqu’à aujourd’hui, s’auto-interprète en termes benjaminiens, avant de nous interroger sur ce qui manque d’essentiel à cette interprétation benjaminienne pour comprendre cette même esthétique. En résumé : dans quelle mesure la théorie de Benjamin est-elle une représentation pertinente de ce qu’a été l’art moderne, au-delà de cette auto-réflexivité ? Nous prendrons appui sur l’essai de Benjamin pour nous demander ce que nous devons considérer comme essentiel dans l’art moderne.[4] 

 

Pour Benjamin, le fait essentiel de l’art moderne réside dans la condamnation à mort de l’aura artistique par les nouvelles technologies de reproduction – la photographie et le cinéma, à l’époque. Le terme d’ « aura » n’est pas allemand, il vient du latin : il appartient donc lui-même à une langue auréolée. L’aura est ce qui entoure les œuvres d’art non reproductibles – en particulier les peintures et les sculptures – et les transforme en objets de culte. L’œuvre d’art classique, préindustrielle, que Benjamin appelle cultuelle, exerce une auctoritas particulière, à teneur sacrale : c’est un objet unique, donc authentique, sorti tel quel des mains de l’auteur[5], qui s’offre comme présence hic et nunc.

Les arts du vingtième siècle ont-ils vraiment réalisé ce projet d’élimination de l’aura ? Ma réponse sera négative.

 

 

  1. De la distance à la proximité.

 

Bien que Benjamin ait été profondément influencé par le mysticisme, dans cet essai il annonce en substance la fin d’un art dominé par l’esprit religieux, et l’avènement d’un art imprégné par l’esprit scientifique. Cette thèse de Benjamin est à rapprocher du projet de théâtre épique de son ami Bertolt Brecht, qui choisit précisément de narrer la vie de Galilée, comme pour donner à l’art le regard et l’éthique de la science.[6]

           Les origines rituelles et religieuses de l’art se retrouvent dans le culte muséal du chef-d’œuvre. L’unicité de l’œuvre crée une distance révérencielle par rapport au spectateur ou à l’auditeur ; cette distance qui assujettit et intimide rappelle et reproduit la distance hiératique de toute divinité vis-à-vis de celui qui la vénère. D’après Benjamin, la possibilité de reproduire en quantité industrielle des copies de la même œuvre permet non seulement de la rapprocher de son spectateur – elle la démocratise – mais aussi de libérer l’art de ses origines magico-religieuses pour devenir un moment du Politique. Alors que l’art classique, fondé sur un original unique, invitait au ravissement et au recueillement, les œuvres  photographiques ou cinématographiques sont vues dans l’inattention et la distraction, ce sont des divertissements, au sens littéral, qui nous dé-tournent notre attention vers quelque chose de divers, qui nous entraîne. La reproductibilité technique ramènerait l’art moderne à ce qu’étaient les épopées poétiques de l’Antiquité, à ce qu’a toujours été l’architecture : des arts de la représentation publique, qui annulent la distance entre l’œuvre et le spectateur-usager.

Évidemment, pour Benjamin, l’art comme Politique est lié à l’esprit scientifique ; dans son projet de « théorie esthétique matérialiste»[7], les deux fonctions – politique et scientifique – se soutiennent l’une l’autre. Il remarque d’ailleurs que la politisation de l’art, qu’il voit surtout à l’œuvre chez les cinéastes soviétiques, s’oppose à l’esthétisation de la politique engagée par le fascisme (il pensait probablement autant aux attitudes épico-héroïques de D’Annunzio et des futuristes italiens qu’aux mises en scènes proprement fascistes et nazies). À l’idéal de la contemplation esthétique, il oppose un art qui ne serait pas séparé de la vie, en continuité avec l’action collective aussi bien qu’avec l’observation scientifique. 

Cette idée de Benjamin, à la fois constatation historique, prophétie et présage,  a fasciné les générations suivantes parce qu’elle dénonce le caractère fétichiste de l’œuvre d’art classique – dénonciation qui restera canonique dans la pensée esthétique du vingtième siècle. Benjamin lui-même parle souvent du fétichisme comme d’une abjection que l’art devrait dépasser.[8] Le terme de fétichisme est issu de la vieille anthropologie des religions. Charles De Brosses a étiqueté comme fétichiste le sauvage qui confond la divinité comme essence, idée ou force, avec l’objet concret qui la représente. Le fétichisme désignait à l’origine ce qu’on considérait comme le niveau le plus bas et le plus primitif de la religiosité, mais plus tard la pensée antireligieuse en a fait l’essence et la vérité de toute religion[9], en affirmant que les religions sont toujours, au fond, fétichistes. [10]

Plus tard, la critique marxienne du fétichisme de la marchandise[11], ainsi que la théorie freudienne du fétichisme sexuel[12], par leur extraordinaire succès, ont relancé cette critique historique du fétichisme. Marx et Freud développent une critique de la séduction de l’objet artificiel, en mettant en évidence la bonne vieille naturalité de la valeur d’usage (pour Marx) et des organes génitaux féminins (pour Freud). C’est dans le sillage de tradition freudo-marxienne – le fétiche comme artefact qui masque la vérité fondamentale – que l’esthétique majoritaire du vingtième siècle a dévalorisé l’œuvre d’art comme objet, en la réduisant à un simple fétiche. L’aura est ce qui fait de l’œuvre un fétiche. Et Benjamin est vénéré comme un des grands critiques de la vénération fétichiste des œuvres d’art.

Cette consubstantialité de l’aura et du fétiche revient à plusieurs reprises chez Benjamin. Pour lui, l’aura n’est pas seulement une attitude mentale à l’égard des œuvres : dans certains cas il en parle comme d’un trait stylistique. À propos des portraits photographiques du dix-neuvième siècle, il critique « cette zone vaporeuse que circonscrit parfois, de façon belle et significative, l’ovale à présent démodé de la découpure »[13] Dans cet art caractéristique d’une bourgeoisie en ascension, le sujet du portrait  « était [...] un représentant de la nouvelle classe montante, pourvu d’une aura qui se nichait jusque dans les plis de sa redingote ou de sa lavallière »[14] L’aura se situe dans les vêtements du bourgeois, ou plutôt dans leurs plis. La lavallière était un morceau de tissu noué et plié d’une certaine façon, un objet proéminent. L’autorité bourgeoise est donnée par l’habit, elle fait corps avec lui – elle est fétichiste. L’aura est donc aussi une manière de représenter qui semble sublimer et éterniser le représenté, c’est ce qui permet à une œuvre de s’affirmer comme « artistique », de se déclarer pompeusement « esthétique ».

À ces portraits, Benjamin préfère un art qui ne se proclame pas  « artistique », qui ne s’offre pas sur un plateau d’argent comme « beau » ou « sublime ». C’est pourquoi il célèbre les photos d’Atget, portraits de lieux parisiens entièrement vidés d’êtres humains, dont il dit qu’elles « pompent l'aura du réel comme l'eau d'un navire en perdition. »[15] Benjamin attribue à l’aura un effet indubitablement maléfique et catastrophique, comme si la réalité elle-même risquait de sombrer par sa faute. Contre ce naufrage, produit par la distance et la concentration (équivalents esthétiques de la religiosité et de la magie), Benjamin cherche le salut de la réalité dans la proximité et la distraction.  

 

           L’art moderne a-t-il vraiment sauvé la réalité en la libérant de l’aura, comme d’un poids qui la faisait sombrer ? L’art moderne dans son ensemble a-t-il été anti-fétichiste comme le voulait Benjamin ?

 

  1. Avant-gardes et kitsch.

 

Plus d’un historien de l’art a contesté la « prophétie » de Benjamin. Par exemple, Daniel Arasse[16] conteste la perspective de fond d’un « déclin de l’aura », qui serait caractéristique de l’art d’aujourd’hui. L’organisation de manifestations, d’expositions, la construction de musées, etc., institue un culte de l’œuvre d’art qui n’a rien à envier au passé. Les tirages originaux des grands photographes ont une valeur particulière, et donc un prix de marché beaucoup plus élevé que leurs copies. Pour Arasse, même les foules qui rendent difficile la vision des œuvres, les systèmes de sécurité qui créent une distance infranchissable entre le spectateur et l’œuvre exposée, etc., démontrent que l’art moderne n’a pas du tout renoncé à l’aura.  « L’instance cultuelle et politique promeut systématiquement un culte de l’original dont les modalités d’organisation, tel l’antique rituel, suscitent une visibilité moindre que naguère »[17]. Aujourd’hui, encore plus que par le passé, une véritable religion de l’Art semble s’être constituée, avec ses rituels et ses sanctuaires, auxquels « le laïc » se plie avec respect.

            Cependant, les remarques d’Arasse ne touchent pas au cœur de la proposition théorique de Benjamin. Les longues files de visiteurs qui patientent à l’entrée des expositions d’art contemporain sont de fait des élites. L’écrasante majorité des gens, en Occident, ne va jamais à aucune exposition d’art. Benjamin pensait plutôt aux grandes masses peu habituées aux rituels décrits par Arasse, à celles qui aujourd’hui consomment télévision, cinéma, musique populaire et internet. Ce sont les mass médias qui représentent la forme d’art et de spectacle vraiment caractéristique du monde contemporain.

           En réalité, Benjamin n’a pas su voir ce qui me semble être la caractéristique essentielle des arts du vingtième siècle : la fracture entre un art d’élite et un art de masse. D’un côté, « l’art contemporain » (les avant-gardes, le modernism comme l’appellent les anglo-américains), de l’autre ce que les élites, avec mépris, ont appelé le kitsch de masse, les « œuvres commerciales ». Une fracture qui avait déjà été parfaitement perçue – et célébrée –par Ortega y Gasset en 1925[18], dans un essai qui mériterait d’être redécouvert aujourd’hui.

En réalité, Benjamin s’aperçoit de cette fracture, mais il s’en étonne. Par exemple, il se demande pourquoi Chaplin plaît tant aux masses, alors que Picasso est détesté : pour lui, Chaplin et Picasso allaient dans la même direction, celle d’un art à vocation politique, en rupture avec la notion d’aura. Benjamin propose même une explication pour cette dyscrasie.[19] Nous savons aujourd’hui que ces deux courants – l’art de l’élite et l’art de la masse – ont suivi des voies parallèles, même s’ils ont pu s’influencer et déteindre l’un sur l’autre. Nous séparerons provisoirement ces courants, pour nous interroger dans un premier temps sur l’art des élites, avant de nous pencher sur l’art des masses.

 

  1. Une passion pour la praxis

 

En ce qui concerne l’art des élites, Benjamin semble avoir vu juste : sa valeur ne réside plus dans le produit final, dans l’œuvre unique exposée au culte laïc de l’Art. Mais si tel est le cas, qu’est-ce qui a de la valeur dans l’art moderne ?  

           Pour Alain Badiou[20], la spécificité du vingtième siècle – le « siècle court » – a été sa « passion pour le Réel ». Badiou pense au Réel au sens lacanien du terme, mais il affirme quelque chose que même le sens commun peut saisir : le vingtième siècle, à travers toutes ses révolutions – politiques, artistiques, éthiques, philosophiques, morales, etc. – a voulu réaliser ce qui auparavant n’avait été proposé que comme un projet, une Utopie, une prophétie. La condamnation de l’aura par Benjamin peut être vue comme un aspect de cette Passion pour le Réel : l’aura naît de l’isolement de l’œuvre par rapport au contexte social, alors que dans la modernité du vingtième siècle, l’œuvre est active, elle devient prothèse ou ressort politique de la vie elle-même. En réalité l’art élitiste du vingtième siècle a précisément renoncé à la « bonne représentation » du monde pour confronter le public à quelque chose de Réel. Mais quel Réel ?

Selon moi, pour les élites du vingtième siècle, l’aspect du réel qui importe le plus, c’est la praxis.

 

Il faut ici revenir à une distinction fondamentale de la culture grecque antique, mise en lumière par Hannah Arendt[21] : la différence entre la pratique (praxis) et la production (poiesis)[22]. La praxis est l’action en tant qu’elle n’a pas de fin en-dehors d’elle-même, sinon celle du bien agir (eupraxia) ; seul le citoyen libre est vraiment capable de praxis. L’activité politique du citoyen mâle et la recherche philosophique de la vérité sont des figures éminentes de la praxis, en tant qu’elles sont des activités qui ne sont pas évaluées pour ce qu’elles accomplissent. La praxis tend à une fin spécifique qui est contenue en elle, et qui produit plaisir et gloire. Le plaisir d’agir librement, la gloire de l’action éthiquement noble.  

La production, poiesis, au contraire, a pour but un certain résultat, c’est-à-dire un produit distinct de l’activité qui l’a généré. Même un esclave ou une machine peuvent produire ; l’artiste, l’artisan, tous ceux qui produisent quelque chose ont une activité inférieure à la praxis ; ce n’est pas par hasard que le terme grec de techne, comme le terme latin ars, s’appliquaient tout autant à l’art qu’à la technique proprement dite ou à l’artisanat, c’est-à-dire à des activités productives. Pour les Anciens, qu’on produise des statues, des mets, des tragédies ou des machines, on parle toujours de  « technique ». Poietiké, le traité d’Aristote, qu’on traduit communément par Poétique, est précisément dérivé de poiesis : on devrait plutôt le traduire par Productibilité.

Avec la Renaissance, les termes de « technique » et d’« art » se séparent définitivement, parce qu’on valorise de plus en plus la notion de poiesis, et que l’art acquiert une dignité qu’il n’avait pas pour les Anciens. Or il me semble qu’une grande part de l’art du vingtième siècle moderniste marque un retour à la dignité de la praxis contre le fétichisme « commercial » de la poiesis.

Dans l’art classique, que Duchamp qualifiait de « rétinien », le projet de l’artiste se déployait clairement dans l’œuvre pour tout spectateur doté d’un minimum de perspicacité et de culture : tout est exposé dans l’œuvre elle-même, tout se voit. Au contraire, pour comprendre de nombreux artistes modernes, il est essentiel de savoir comment ils ont procédé. Pour apprécier les œuvres de Jackson Pollock, par exemple, il est fondamental de savoir comment il les a produites : que le fait de mettre ses toiles par terre lui donnait un rapport à la toile proche de celui du jardinier qui arrose son jardin, d’où les éclaboussures, etc. Pour les avant-gardes modernes, le produit artistique est vu de plus en plus comme une simple trace – inessentielle en tant que telle – de la praxis de l’artiste. Dans la modernité, la praxis importe en tant qu’elle exprime la vie unique de l’artiste, dont l’œuvre est seulement la trace.

Le vingtième siècle a ainsi été dominé par une forte vocation iconoclaste, qui déboucha ensuite sur l’art conceptuel : l’important n’est pas tant la chose produite par l’artiste, qu’elle soit fixe ou en mouvement, que le processus mental et créatif ou le concept qui motive l’artiste et qui (secondairement) amène à la production de l’œuvre. L’objet – même quand il est sublime – est dévalorisé par rapport au projet et aux exigences qui ont conduit à le produire.

 

  1. Gesta.

 

Pour Aristote, la praxis, comme la poiesis, a un but (telos), mais cette dernière a une fin relative, alors que la praxis a une fin absolue. La fin absolue de la praxis est le bien agir. Or, il me semble clair que dans l’art contemporain – mais, comme nous le verrons, dans les arts de masse également – ce qui donne une valeur à l’événement artistique (et non à l’œuvre) est une certaine eupraxia, un certain bien agir. Pour l’illustrer, j’évoquerai deux cas extrêmes.

En 1960, Piero Manzoni met en vente quatre-vingt dix boîtes de trente grammes chacune, hermétiquement scellées, portant l’étiquette « Merde d’artiste ». La chose fit scandale dans l’Italie étriquée de l’époque. Ce geste rappelle celui de Duchamp, plus lointain : l’exposition d’un urinoir en 1917. Ce n’est pas un hasard si ces deux provocations – Duchamp et Manzoni – sont restées paradigmatiques du modernism. Dans l’art contemporain, la célébration d’objets très humbles, comme le balai de Rauschenberg ou les haillons de Pistoletto, a été une caractéristique constante, mais les gestes de Duchamp et de Manzoni restent exemplaires parce qu’ils font une référence explicite à quelque chose d’excrémentiel. Ces performances déclament explicitement que « l’œuvre, en tant qu’objet, est excrément ».

En effet, l’urinoir et la merde, sont pour nous le paradigme de ce qui n’a aucune valeur. Les gestes rhétoriques et édifiants de Duchamp et Manzoni, en tant qu’ils présentent comme admirables (ironiquement) ce qui pour nous n’a aucune valeur, nous disent de manière détournée combien ce que nous admirons – l’œuvre dans son unicité – est de fait totalement dépourvu de valeur. La pensée esthétique moderne a exprimé ce concept sous de nombreuses formes (« Égout et poésie, deux problèmes/indissolubles » écrivait Eugenio Montale[23]).  

           Benjamin parle de fétichisme, pas d’excréments. Mais le fétichisme, comme nous l’avons vu, consiste à donner une valeur mystique à ce qui n’en a pas, à confondre l’objet – à la limite, l’excrément, objet abject – avec ce qui est au-delà de lui et qui lui donne une valeur, avec quelque chose dont l’objet est seulement la trace.  Ce qui revient à confondre la trace du pied sur le sable avec le pied réel lui-même ! D’un côté nous avons le produit physique (qui, à la limite, est seulement du caca et du pipi), de l’autre, la vraie valeur qui ne produit rien parce qu’elle est pure praxis. Or, ce ne sont pas les objets exposés qui ont rendu Duchamp et Manzoni célèbres (même s’ils se vendent aujourd’hui à prix d’or), mais le geste d’oser présenter des urinoirs ou du caca comme des œuvres. Le mot geste est à prendre ici dans le sens de res gestae, gesta, c’est-à-dire entreprise, action, et non pas dans le sens de gestus, geste du corps.  

           Non moins célèbre, un autre res gestae de Duchamp représente un peu le contrepied de l’exposition de l’urinoir : les moustaches dont il affuble la Joconde. Dans le premier cas, l’artiste hisse l’objet-sans-valeur au niveau du fétiche artistique, dans le second au contraire, l’artiste rabaisse le sommet absolu du fétichisme artistique (quel œuvre au monde a plus d’aura que la Joconde ?) au niveau d’un objet-sans-valeur qui peut être grossièrement défiguré. Qu’il sublime l’excrément, ou qu’il excrémentise le sublime, Duchamp met en acte la même praxis : il dénonce l’insignifiance de l’objet « rétinien ». Ce qui fait la gloire de Duchamp, c’est son daring, le fait d’avoir osé identifier le sublime à l’excrément. 

 

Il est ainsi certain que ces gesta ont une aura. “L’œuvre d’art [des dadaïstes] devait principalement satisfaire une exigence : celle de susciter l’indignation publique”[24], écrit Benjamin. Mais l’admiration – qui perdure encore aujourd’hui – pour cette eupraxia anti-fétichiste est l’autre face de cette indignation. Dans ce cas, l’aura n’est pas dans l’objet mais dans les gesta, dans l’événement de cette exhibition commise par quelqu’un  à un certain moment dans l’histoire. Et à chaque fois, il s’agit d’un geste unique qui ne peut avoir lieu qu’une seule fois, peut-être même uniquement cette année-là et dans ce contexte bien précis. Voilà qui renverse la thèse de Benjamin, selon laquelle l’art cultuel se basait sur l’hic et nunc : en réalité, l’art classique prétendait être hors-contexte, atemporel, anachronique. La modernité, au contraire, exalte l’hic et nunc – le kairos, l’instant opportun – de manière bien plus radicale.

Ce mépris profond pour l’œuvre comme objet est présent dans la quasi-totalité de l’art contemporain. Plus récemment, le succès des graffeurs ne s’explique pas tant par les œuvres finies – en général éphémères – qu’ils produisent, mais par leur praxis spécifique : par le défi qu’il y a à peindre illégalement sur les murs, ou par leur ténacité dans la transgression de certains interdits. Bien sûr, il y a des graffitis plus ou moins réussis, mais leur « beauté » est inséparable de l’eupraxia que le graffeur met en œuvre. Ainsi, dans l’art contemporain, on ne contemple plus un objet : on participe à un événement.

Ce dédain anti-fétichiste prend généralement la forme d’un rejet du « bel objet », auquel on ne répond pas en le remplaçant par un objet laid ou sublime, mais en lui opposant un non-objet, un non-fétiche. De là la vocation destructrice d’une grande partie du modernisme, qui évoque les rites amérindiens du potlatch. C’est exactement pour cette raison que Marinetti voulait détruire Venise : cette ville était un bel objet. Souvent les artistes contemporains se vantent de vouloir détruire toutes leurs œuvres. Jean Tinguely a produit des machines qui s’autodétruisaient.

La modernité a tendance à pratiquer deux stratégies que Badiou[25] appelle « destructrice » et « soustractive ». Toutes deux sont des procédures que j’appellerais «  dissolutives ». L’un des sommets de la stratégie dissolutive fut atteint quand Malevitch, en 1918, peignit Carré blanc sur fond blanc. En musique, l’œuvre d’Anton Webern se présente comme l’une des plus radicales (« elle propose au silence des ornements aussi sublimes qu’impalpables »[26]). La minute de silence de John Cage représente l’accomplissement d’un saut définitif dans le vide. On peut dématérialiser l’œuvre-fétiche en détruisant tout ce qu’a été l’art auparavant ou tout ce qui est art tout court, ou alors en soustrayant, en affinant – ce qui amène à l’absence d’œuvre, au vide, au néant. Mais il existe encore une autre stratégie : confondre l’œuvre avec le réel. Rendre l’œuvre impossible à différencier des objets bruts – comme nous l’avons vu avec l’urinoir de Duchamp.

Ainsi, au vingtième siècle, ce qui compte n’est plus l’objet mais l’événement, autrement dit l’eupraxia que ces gesta illustrent. Ce bien-agir a pour telos absolu ce que nous pourrions appeler la liberté démesurée de l’artiste moderne, que celui-ci jette à la face du monde. Cette liberté, qui s’exprime dans son plaisir à accomplir une praxis transgressive, peut lui donner la gloire.

Or, Benjamin avait-il compris cette praxis spécifique de l’art moderniste, qui à son époque atteignait justement son paroxysme ? Il semble que non. En effet, le primat de la praxis par rapport à la poiesis ne signifie pas du tout la fin de l’aura, bien au contraire : à présent, l’aura émane de la vie même de l’artiste, qui s’exprime dans les actes artistiques dont il est le protagoniste. En somme, dans l’art contemporain l’aura se déplace du produit à l’acte, du résultat d’une poiesis à une praxis vivante. La modernité n’a pas détruit l’aura, elle l’a déplacée.

 

 

  1. 5.     L’aura de la star

 

Benjamin aussi savait bien que la vénération fétichiste du public de masse s’était déplacée de l’objet – tableau, sculpture, concert – aux stars du cinéma, c’est-à-dire d’œuvres inanimées à des êtres vivants producteurs de leurs œuvres. Ce n’est pas par hasard que les stars s’appellent « divi » en italien : littéralement « divins » : leur existence acquiert une connotation religieuse. Benjamin craignait que ce déplacement de l’aura ne réfute d’une certaine manière sa thèse sur un art enfin libéré de l’aura religieuse et devenu instrument politique de masse. Ainsi, en bon marxiste, il répond en dénonçant la stratégie capitaliste des maisons de production cinématographiques :

 

À mesure qu’il restreint le rôle de l’aura, le cinéma construit artificiellement, hors du studio, la « personnalité » de l’acteur. Le culte de la vedette, que favorise le capitalisme des producteurs de films, conserve cette magie de la personnalité qui, depuis longtemps déjà, se réduit au charme faisandé de son caractère mercantile. (par.10)

 

 

En somme, Benjamin a recours à la théorie du complot de l’Histoire : le vedettariat serait le dernier sursaut d’un capitalisme qui voudrait sauver le caractère magique et religieux de l’art (!) en construisant artificiellement des divinités à vendre sur le marché. Religion et capitalisme sont ici considérés comme des complices (comme dans la thèse marxienne du fétichisme de la marchandise, affirmant qu’une illusion religieuse constituerait le fond du capitalisme). Cela dit, Benjamin ne voit pas que c’est justement le capitalisme qui a désacralisé l’unicité « théologique » du produit artistique, en multipliant industriellement les reproductions de n’importe quel objet.

De fait, nous le savons bien, la reproductibilité technique n’a pas du tout mené à la politisation de l’art : il a plutôt mené à sa mercantilisation. Par exemple, Pullega se demande pourquoi Benjamin, malgré son intérêt pour les arts populaires (par exemple pour la littérature pour enfants), ne se réfère jamais aux œuvres publicitaires. Et il répond justement que « la pub est un art de l’exposition par excellence, et un art pour les masses par excellence, mais sa politicité implicite peut difficilement être ramenée à un progressisme intrinsèque, et encore moins à une orientation pour le communisme »[27]. Pour résumer, Benjamin n’a pas voulu voir le destin mercantile des nouveaux médias.

L’Économie, capitaliste par essence, et non la Politique, est devenue le registre dominant de la production esthétique. Le capitalisme a triomphé dans l’art aussi, en faisant de ce dernier une « industrie de la Communication ». En vérité, Benjamin craignait cette possibilité.

L’adulation des stars ne me semble pas être l’effet d’une conjuration du capitalisme : ce dernier vise plutôt à commercialiser de cette manière un besoin collectif d’adoration. L’artiste ou l’auteur tendent depuis toujours à être érigés en objets de culte. L’empereur Charles Quint se penchait déjà pour ramasser le pinceau tombé des mains du Titien. Avant le cinéma, des acteurs comme David Garrick ou Frédérick Lemaître étaient déjà des stars, sans parler des chanteurs – comme le castrat Farinelli – dans les cours du xviiie siècle. Bien sûr, à l’époque, le culte était plus réduit car l’accès aux œuvres était plus difficile, mais il a toujours existé, même sous des formes différentes de celles que nous voyons aujourd’hui.

 

  1. Catastrophes répétables

 

Quant à l’art des élites, lui aussi illustre la manière dont la reproductibilité soutient et promeut le vedettariat avec toute son aura.

Si l’on pense à l’opus d’Andy Warhol, figure paradigmatique de l’art contemporain, on note que celui-ci travaillait avec des sérigraphies, faisant des centaines de copies de la même œuvre. Warhol admirait de Chirico parce que, disait-il, ce dernier avait passé une grande partie de sa vie à répéter, avec quelques variations, les mêmes tableaux. Si Warhol tendait à reproduire itérativement certains chefs-d’œuvre uniques (Raphaël, Léonard, Paolo Uccello, etc.), son œuvre pouvait tout aussi bien conférer une aura d’unicité à des produits typiquement sériels, comme des boîtes Campbell Soup, ou à d’autres images reproduites en millions de copies – les photos de Lénine, de Marilyn Monroe, etc. Quand les stars demandaient à la star Warhol un portrait, il peignait leurs photos d’identité : il transformait en « œuvre » des photos reproductibles à volonté. D’un côté le produit de masse, dont il existe des millions d’exemplaires, accède via le pop art à la dignité consacrée de l’Unicum ; de l’autre l’œuvre signée, unique, du Grand Artiste, se dissout en une pléthore de copies.

Avec Warhol, nous arrivons à un moment de tension maximale, irrésolue, entre reproduction illimitée et singularité sans réplique. Mais, à la différence de ce que pensait Benjamin, cette praxis n’est ni politique, ni scientifique : répétition et unicité, événement réel et reproduction typographique, fait non-représentable et itération représentative s’échangent les rôles, sans se résoudre à prendre une direction précise. D’un côté Warhol fait triompher la transsubstantiation artistique sur l’événement ou sur l’objet de consommation, de l’autre il dissout la noblesse inimitable de l’art en objets multipliables. Les res gestae de Warhol jouissent encore aujourd’hui d’une telle aura parce que ce dernier, plus que tous les autres, rend dramatiquement sensible l’intersection de deux voies entre lesquelles l’art moderne ne parvient pas à se décider : d’une part, celle de la production industrielle et de la consommation de masse, de l’autre celle de l’œuvre qui, transfigurant l’objet, se pose comme événement glorieux et absolu.

           En somme, loin de s’exclure, l’unicité et la reproduction se conjuguent dans l’art actuel. Était-ce cela que Benjamin avait pronostiqué à sa manière, ou est-ce justement ce qu’il n’avait pas pronostiqué ?

 

  1. Auctoritas

 

Mais qu’est-ce qui rend si séduisant, si actuel ce croisement entre unicité et reproduction chez Warhol? La réponse est : l’aura d’Andy Warhol, de l’artiste en tant que tel ; une aura qui s’affirme comme signature et comme logo avant de se transformer en beaucoup d’aurum. Bien sûr, Warhol avait du talent, mais au fond, ses œuvres nous impressionnent parce qu’elles sont comme éclairées par l’aura de leur auteur : c’est désormais l’être-dans-le-monde praxique de l’artiste que nous consommons. La vie de l’artiste nous attire parce qu’il vit de manière ostensiblement différente, sa praxis est inimitable. L’aura émane du plaisir inégalable de l’artiste et de la gloire de sa praxis. Les produits de sa poiesis peuvent être reproductibles, mais ils sont tout de même la trace d’une praxis unique, la vie singulière de l’artiste n’étant, elle, pas reproductible.

Dans la modernité, le rapport entre l’œuvre et l’artiste a donc tendance à s’inverser. Autrefois, la célébrité et le prestige d’un artiste étaient une conséquence de l’admiration du public pour ses produits ; aujourd’hui, et de plus en plus, l’admiration pour les œuvres est le résultat de la célébrité et du prestige de l’artiste. Les dadaïstes l’avaient déjà prédit : « Tout ce que fait l’artiste est art ». Comprendre : ce n’est plus l’œuvre qui donne de la valeur à l’artiste, mais c’est l’artiste qui en donne à son œuvre. Et qu’est-ce qui autorise l’artiste à se poser comme tel et donc à proposer comme de l’art tout ce qu’il fait, jusqu’à ses excréments? Son auctoritas, qui dérive de sa praxis, c’est-à-dire, en dernier ressort, de sa vie d’artiste.

Et c’est sur ce point que les histoires parallèles des arts du vingtième siècle – d’une part les avant-gardes, de l’autre le kitsch de masse – convergent. Dans les arts de masse, on trouve aussi un monde de stars faites de pure aura – comme les héros de Loft Story. L’aura ne se fonde pas tant sur l’œuvre que sur la popularité elle-même. C’est comme si le “divismo” – l’aura de certaines vies glorieuses – faisait enfin se rassembler les res gestae raffinées des avant-gardes et le kitsch de masse, constituant de manière homogène notre modernité comme époque du culte des vies de jouissance.

L’art n’est pas seulement interprétation symbolique, transfiguration imaginaire, “langage”, il évoque et mobilise aussi le corps vivant, il renvoie à l’existence biologique des humains et des choses. L’art tend vers le Réel, et surtout vers le réel de la vie biologique, zoé. Cette aura que Benjamin voulait éliminer doit donc être vue au contraire comme la trace du fait que l’œuvre d’art ne se ferme jamais complètement sur elle-même ni sur la consommation, mais nous met en relation avec des corps vivants, avec des passions extra-artistiques, avec la vie et la mort, avec nos pulsions sexuelles, avec de grands hommes et de grandes femmes, etc. L’art tend à nous emporter hors de nos sens et de notre esprit, il nous jette vers la vie et a parfois le pouvoir de la changer.

Et cela vaut aussi pour les essais. En effet, l’essai de Benjamin où celui-ci condamne l’aura artistique jouit depuis bien longtemps d’une aura particulière. Mais cette aura est-elle due au contenu de l’essai, ou bien à Benjamin lui-même? Nous retrouvons dans la réception de cet essai – et de l’œuvre de Benjamin en général – des processus similaires à ceux qui ont fait la fortune de Warhol, par exemple. Adorno en avait déjà eu l’intuition, au moment où il insistait sur la « personne » de Benjamin comme « véhicule de son œuvre » :

 

Derrière beaucoup d’écrits de Benjamin, il y a des expériences personnelles, et même hautement personnelles, qui ont disparu ou qui furent entièrement chiffrées dans leur projection sur les objets de ses travaux…[28]

 

En réalité, la « personnalité » de Benjamin ne se manifeste pas seulement dans ses écrits, mais elle constitue son auctoritas particulière. Celle-ci ne dérive pas tant du contenu de ses écrits – dont il est souvent facile, aujourd’hui, de saisir les limites – que d’un certain style personnel, de ses phrases brûlantes, de son « illisibilité »[29], de son très personnel clinamen dans l’argumentation – en somme de toutes ces choses qui font de l’écriture Benjamin quelque chose d’unique, de non reproductible. A la limite, peu importe que Benjamin dise la vérité, pourvu qu’il écrive de manière benjaminienne.

 

 

7.        Le Salut technologique

 

           Bien sûr, le contenu de cet essai aussi a contribué à lui donner une aura. L’une des raisons de sa fortune est qu’il s’en dégage une confiance essentielle dans le potentiel démocratique des nouveaux médias. Selon Benjamin, les nouvelles technologies feraient tomber la barrière entre auteur et public, n’importe qui pourrait faire partie d’un film ou faire un film, comme déjà en littérature, « à tout moment, le lecteur est prêt à devenir écrivain. » (par. 10). Aujourd’hui, ce phénomène semble être en train de se radicaliser – désormais n’importe qui photographie, filme, publie sur internet, contribue à Wikipédia, etc.

Depuis le futurisme, chaque nouvelle invention technique a soulevé l’enthousiasme, provoqué l’Annonce de la Bonne Nouvelle libertaire. Nous l’avons vu dans les années soixante-dix, quand les ondes radio-télévisuelles ont été libéralisées en Italie, puis avec l’explosion d’internet comme technologie de masse. Depuis l’essai de Benjamin, on a régulièrement chanté l’hymne de la Révolution portée par de nouvelles technologies.

Et pourtant, à chaque fois et avec la même ponctualité, quelques opérateurs finissent par assumer le contrôle de la production de masse. Aujourd’hui, plus de 90 pour cent des spectateurs, des auditeurs ou des lecteurs voit et lit seulement 1 pour cent de ce qui se produit dans tous les domaines. Dans le monde, nous lisons, écoutons et voyons tous désormais bien peu de choses – la plupart anglo-américaines – fournies par un petit groupe de producteurs. Et cela arrive car aujourd’hui, l’attention des masses est concentrée sur quelques grandes entreprises, et en particulier sur certaines vies glorieuses.

Cela aurait déjà dû être clair depuis l’imprimerie, ou la réalisation de la reproductibilité technique de l’écriture. Nous sommes convaincus que l’invention de l’imprimerie a radicalement transformé la manière de faire littérature. Et pourtant, nous ne réussissons jamais vraiment à déterminer comment et dans quelle mesure une nouvelle technologie a transformé un genre. Par exemple, les différences qui existent entre Pétrarque et François Villon d’un côté, et le Tasse et Ronsard de l’autre, sont elles dues à l’invention de l’imprimerie?

En réalité, les rapports historiques de cause à effet ne sont jamais linéaires ni déterminables. Les effets des technologies ne le sont donc pas non plus.

Au moment où une invention technique se propage, beaucoup d’autres choses importantes arrivent dans le monde. Outre l’invention de l’imprimerie, des choses fondamentales sont advenues entre le xve et le xvie siècle: la découverte de l’Amérique et les colonisations  entreprises par les nouveaux empires maritimes, la Réforme et la Contre-réforme, la crise de l’aristotélisme, la révolution copernicienne, etc. Comment et dans quelle mesure toutes ces innovations ont-elles influencé l’art et la littérature?

Aujourd’hui, en réalité, les benjaminiens ont tendance à donner une interprétation pessimiste et non plus optimiste du rôle des technologies. On lit tant d’articles et d’essais qui répètent : la télévision, loin de représenter fidèlement le monde qui nous entoure, nous donne plutôt une “image télévisuelle” du monde, elle manipule et produit les faits du monde en fonction de cette image.

En fait, les télévisions sont un outil formidable pour imposer les visions du monde et les régimes les plus divers : communisme, libéralisme, Islam, nationalisme, etc. La première chose qui a lieu pendant un coup d’État est l’occupation des studios de télévision d’un pays. Je ne crois pas que la télévision impose aux masses Sa prétendue vision des choses : ce sont certaines visions des choses qui s’affirment de manière capillaire grâce à la puissance intrusive de la télévision. De sorte que la télévision ne diffère pas radicalement des mosaïques, des fresques et des sculptures des cathédrales médiévales, grandioses promotrices de la vision chrétienne du monde de l’époque. La différence entre ces deux médias tient dans le fait qu’à cette époque, le peuple devait aller à l’église pour être édifié, alors qu’aujourd’hui la télévision édifie directement dans chaque maison. L’impact de la philosophie dominante se diffuse de manière plus capillaire.

Les Grecs antiques savaient parfaitement utiliser la force motrice de la vapeur ; mais à l’époque ils s’en servirent pour construire de magnifiques fontaines et de petits jeux stupéfiants. Alors que quand la force de la vapeur fut redécouverte au xviiie siècle, dans un tout autre contexte, elle a mené au progrès industriel, au train, etc.

Cette idée sur les effets linéaires de la technique naît d’un préjugé marxiste au sens large, selon lequel même en art, la structure détermine la superstructure, et en art cette structure matérielle serait représentée par les techniques de production et de reproduction. Je crois au contraire que les « superstructures » artistiques ne sont pas moins déterminantes que les « structures ».

A l’époque des cathédrales, la superstructure-clé était la vision religieuse. Aujourd’hui, l’idée-clé qui prédomine dans les médias et dans les œuvres qui hypnotisent les masses est le culte planétaire de Vies immergées dans le plaisir et dans la gloire.  Ces Vies sont Glorieuses parce qu’elles illustrent des praxis spécifiques.

Le paradoxe pourrait donc se résumer ainsi : l’amplification immense de la reproductibilité technique, loin de détruire le culte de l’unicum, a fait triompher le culte pour un autre unicum, celui de la Vie Glorieuse. Nous sommes passés du culte fétichiste des œuvres au culte de la personnalité.

Bien sûr, les nouvelles technologies proposent de nouvelles voies : mais c’est l’histoire, en fin de compte, qui dispose. Je ne crois pas qu’une technologie porte en elle-même une poétique déterminée, et elle n’y mène certainement pas de manière linéaire. Les nouvelles technologies ouvrent des possibilités parmi lesquelles les sociétés font ensuite leurs choix. Quitte à ne pas plaire aux élites.

 

 

 

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[1] Publié dans Ligeia, juillet-décembre 2010, nn. 101-104, pp. 35-44.

 

1. Première publication dans la revue « Zeitschrift für Sozialforschung », éditée à Paris par Adorno, Horkheimer, Marcuse et Benjamin lui-même. Cette version fut violemment attaquée par la suite, notamment par Rosemarie Heise (1969) : les manipulations de Horkheimer sur le texte, et en particulier l’élimination de la « Préface » à l’essai, en feraient, aux dires de certains, une version « censurée ». La dernière version du texte remonte à 1939. L’essai paraît en français dès 1936, dans une édition de Pierre Klossowski.

2. Scholem (1978).

3. Je poursuis ici une réflexion que j’avais engagée dans cette même revue (voir Sergio Benvenuto, « Réflexions de la modernité », Ligeia, n° 34, octobre 1988mars 1989, pp. 89105).

[5]. L’aura latine – qui était littéralement le souffle d’air – signifiait parfum, murmure, espoir, mais aussi célébrité, faveur populaire.

5. Cesare Cases (1966), en Italie, trouve cet essai (ainsi que d’autres essais de Benjamin) plus brechtien que marxiste.

[7] Comme dans la lettre de Benjamin à Horkheimer (datée du 16 octobre 1935), in Correspondance II : 1929-1940, Aubier, Paris, 1979, p. 186)

[8] J’ai analysé le concept de fétichisme dans l’art, à travers R. Barthes, voir Benvenuto (2008). 

[9] Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité, 1936, paragraphe 12.

[10] Cfr. Perniola (1994, pp. 67-81).

[11] Marx,  K. (1867) Le Capital L. I, section 1a, chap. 1, IV. « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret »

[12]Freud, S., 1927, «Fétichisme», in Œuvres complètes : psychanalyse. Volume XVIII, 1926-1930, Presses Universitaires de France, Paris, 1994. Pour Freud, le fétichiste est attiré par le fétiche (par exemple, la chaussure féminine) parce qu’il représente pour lui un pénis de la femme. Le fétichiste vit une scission (Spaltung): d’un côté il sait que les femmes sont dépourvues de pénis, de l’autre, pour désirer une femme, il exige qu’elles aient un pénis. On ne compte plus les essais qui relient cette thèse de Freud à la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise : ce lien est presque devenu un lieu commun de la pensée marxo-freudienne moderne. Le vingtième siècle – à commencer par Benjamin – a parié sur la convergence essentielle entre Marx et Freud. Voir à ce sujet Paul-Laurent Assoun, Le fétichisme, 3ème éd. PUF, Paris, 2006.

 

[13] Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », trad. Maurice de Gandillac, in Œuvres II, Folio Gallimard, 2000, p. 308

[14] op. cit., p. 308

[15] op.cit., p. 310

[16] Daniel Arasse, “L’ange spectateur. La Madone Sixtine et Walter Benjamin” in Les visions de Raphaël, Liana Levi, Paris, 2003

[17] Daniel Arasse, op.cit., p. 127

[18] Ortega y Gasset, J. (1925) La déshumanisation de l’art suivi de Idées sur le roman, Éditions Sulliver, Cabris, 2008.

[19] Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, 1936, par. 12.

[20] Alain Badiou, Le Siècle, Éditions du Seuil, Paris, 2005

[21] Hannah Arendt (1958) Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983

[22] « La praxis n’est pas une production, et la production n’est pas une praxis » (Aristote, Éth. Nic, 1140a, 6-7)

[23] Eugenio Montale, « Quand on parvient au bourg », in Satura, Poésies IV, Gallimard, Paris, 1976.

[24] Walter Benjamin, op. cit., par.14

[25] Alain Badiou, op. cit.

[26] Badiou (2005), p. 186.

[27] Pullega (1991), p. 178.

[28] Scholem (1995), p. 87.

[29] Tackels (2001).

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