Fluxury by Sergio Benvenuto

Intervention au Colloque « Science et psychanalyse », Padoue, 2005Jul/07/2016


           Ce Colloque serait une occasion manquée si l’on ne mettait pas d’abord en évidence que notre rapport à la science – celui que nous avons tous, à notre époque – n’est pas un rapport purement conceptuel ou épistémologique ou « culturel » : ce qui compte c’est le pouvoir de la science, le fait que la science domine notre temps. Non pas seulement à travers ses retombées technologiques qui nous mondialisent et déterminent les gagnants et les perdants à l’heure actuelle (les gagnants étant ceux qui ont davantage accès aux technosciences) ; la science est puissante même dans les « Humanities », comme disent les anglophones. On fait ainsi appel aux données et aux protocoles scientifiques pour gouverner les hommes et les femmes, leur économie, leur art, leurs loisirs, leurs rejetons, leur diète, leurs amours…

La science donc est le pouvoir qui domine notre savoir comme la religion domine encore notre éthique – et, par religion, j’entends non seulement les trois monothéismes, mais aussi les religions sécularisées auxquelles nous nous rattachons (rousseauisme, marxisme, tiers-mondisme, libéralisme des droits de l’homme, etc. - les avatars laïcisés des grandes religions). La philosophie de Hume et de Mill (l’empirisme britannique) exerce une hégémonie sur les mentalités à notre époque (comme, par exemple, la philosophie aristotélicienne avait pris l’ascendant sur les esprits en Europe entre le XIe et le XVe siècle). Pour cet empirisme positiviste dominant, il faut faire une distinction essentielle entre faits et valeurs – clivage que Kant à sa façon a essayé de suturer. Or, aujourd’hui la science nous assure le pouvoir sur les faits, tandis que les religions nous assurent du pouvoir des valeurs sur nous. La science – et non plus la philosophie – nous dit ce que nous devons croire quant à ce qui est, les religions nous disent quelles raisons nous pouvons avoir de vivre. Les disputes ponctuelles entre les scientifiques et les religieux – par exemple, à l’égard de la manipulation des embryons – ne doivent pas nous tromper : science et religion se sont partagées amicalement l’empire, elles constituent une diarchie de fait sur nos esprits. Il y a certes des minorités – par exemple déconstructionnistes ou… lacaniennes – qui rechignent devant cette double archée, mais les contestataires ne sont que l’ombre du soleil de la domination.

           Dans un monde où le savoir et le savoir vivre sont dominés par la science et les religions, quel est, ou pourrait être, l’espace de la psychanalyse? Et dans le fond, a-t-elle un espace, un lieu (re)connaissable ou reconnu? Il ne faut pas croire que du fait qu’il y ait tant d’analystes dans le monde, et que leur revenu moyen soit suffisamment élevé, la psychanalyse aurait de ce fait un lieu - en somme qu’elle existe vraiment. La psychanalyse aujourd’hui est poussée vers le non-être par les deux côtés: la science – et notamment les sciences cognitives, les seules que la Communauté scientifique aujourd’hui considère sérieuses, à savoir scientifiques – répète de plus en plus que la psychanalyse n’est pas du tout une science (elle n’est pas falsifiable) mais qu’elle est simplement.... une magie. Donc, une superstition. Pour les religions (y compris les idéologies laïques, de droite comme de gauche), la psychanalyse n’est pas sérieuse non plus car la véritable source de nos valeurs reste l’Autre (Dieu) ou les autres, et non pas soi-même, son Soi ou son inconscient; en somme, disent les religions, la psychanalyse est narcissique, et s’analyser n’est qu’une « masturbation intellectuelle », comme on le dit souvent en Italie. Les religions aussi disent, dans le fond, que la psychanalyse n’est qu’une magie (Freud lui-même avait dit que l’analyse est une «magie lente»[1]). C’est d’ailleurs ce que pense Lévi-Strauss : la psychanalyse est une sorcellerie des modernes[2] (comme le spiritisme avec un médium, par exemple, a été la sorcellerie de la bourgeoisie positiviste de la fin du XIXe siècle). Toute époque rationaliste et scientifique a eu ses superstitions spécifiques : le fait que la psychanalyse soit née des idéaux scientifiques (spécialement de la Naturphilosophie du XIXe siècle) n’implique pas du tout qu’elle soit une science, elle en serait plutôt la superstition. La psychanalyse serait une superstition spécifique de notre forme de vie dont l’idéal est de se libérer de toute superstition.

 

           Etant donné cet arrière-fond, on peut comprendre pourquoi Lacan, dans « La science et la vérité »[3], confronte justement la position de la psychanalyse aux trois autres pouvoirs en jeu: science, religion, magie. En effet, c’est la dernière partie de cet écrit qui m’intéresse spécialement : quand il essaye de cerner la spécificité de la psychanalyse par rapport à ces trois autres « pouvoirs ». On est tenté de se demander si, face au pouvoir réel de la science, au pouvoir symbolique des religions et des idéologies dominantes, et au pouvoir imaginaire de la magie, la psychanalyse.... n’est-elle pas impuissante? En effet, si la psychanalyse a un lieu – si elle existe vraiment – c’est par rapport à ces trois lieux clairs et distincts de notre époque qu’il faut la « territorialiser ». Il faut dire que je n’appartiens pas à l’Ecole lacanienne (je suis plutôt un lacanologue), c’est-à-dire que je ne crois pas que Lacan ait proféré La Vérité – ce qui n’empêche qu’à mon avis il ait dit des vérités. Il arrive souvent que je ne partage pas les réponses de Lacan, mais j’admire ses questions (bien qu’elles soient souvent implicites).

Pour moi l’oeuvre de Lacan est essentiellement une hégélianisation de la psychanalyse, surtout par l’intermédiaire de la lecture heideggérienne de Hegel, promue par A. Kojève. Cela, on le sait, mais on en tire rarement les conséquences. En effet, dans ce texte, Lacan s’engage à considérer « la vérité comme cause » - un concept pareil est incompréhensible aux rationalistes et aux positivistes, mais il est tout à fait dans la ligne d’une approche hégélienne. Pourtant, ce qui est difficile à cerner c’est ce qu’il entend par vérité. Ce n’est certes pas la vérité comme « adaequatio rei et intellectus » de la tradition métaphysique selon Heidegger (donc de la science moderne), mais ce n’est pas complètement non plus une conception heideggérienne de la vérité comme aletheia, comme dé-voilement ou révélation, dépassement d’un oubli. Elle est plutôt dans le registre hégélien d’une expression pleine (la « parole pleine »), d’un bien-dire : une vérité qui plonge dans le monde et le modifie (la vérité comme évènement historial, dirait un herméneute).

           Pour Lacan la vérité peut entrer dans l’ordre des causes de quatre manières – et il reprend là les quatre causes aristotéliciennes. Pour Aristote, la cause (aition)[4] concerne l’étant en tant qu’il bouge, qu’il possède la kinesis. Les questions en jeu ici sont les suivantes : par quoi (ek, cause efficiente) vient le mouvement ; vers quoi (eis, cause finale) va-t-il ; selon quoi (katà, cause formelle) et enfin sous quoi (upó, cause matérielle) va-t-il.

Or, pour Lacan la cause en jeu dans les sciences modernes est la cause formelle; celle qui est en jeu dans la magie est la cause efficiente ; et la cause qui donne aux religions leur puissance est la cause finale. La science est pour lui du côté de la Verwerfung (donc de la psychose), la magie de la Verdrängung (donc des névroses), la religion de la Verneinung (est-elle alors du côté de la perversion ? Est-ce que cette Verneinung est aussi une Verleugnung ?) Et la psychanalyse? A quel genre de négation – ou à quelle « pathologie » - correspond-elle? Lacan nous laisse dans l’expectative… Il serait quoi qu’il en soit naïf de croire que la vérité comme cause en jeu dans la psychanalyse n’impliquait pas quelque négation quelque part. La cause qu’effectue quant à elle la psychanalyse pour Lacan est matérielle, étant donné qu’à l’époque, en 1965, le signifiant était pour lui matériel (il dira plus tard que la matière de la psychanalyse est plutôt la jouissance). Evidemment on peut critiquer ou corriger ces attributions – d’ailleurs, le fait d’affirmer que la causalité spécifique de la psychanalyse soit matérielle n’était pas étranger à une prise de parti « matérialiste » (bref, la psychanalyse appartiendrait au champ philosophico-politique du matérialisme). Il faut souligner d’ailleurs qu’aujourd’hui rien n’apparaît plus anti-scientifique que le « matérialisme » (les savants modernes pensent toujours davantage leur travail dans les termes du positivisme ou du rationalisme à la Popper, presque jamais du matérialisme de Spinoza[5], Marx, Nietzsche ou Deleuze !) ; la « cause matérielle » est aussi la parente pauvre du causalisme aristotélicien : la science moderne a dissout complètement la matière ou bien dans l’énergie ou bien dans les quanta et les quarks, donc dans des étants dont les causes sont ou formelles ou efficientes. D’ailleurs, pour la cosmologie moderne l’univers est surtout du vide, donc de l’espace : la matière n’est qu’une exception rare, une ride de l’espace. Un positiviste rie de cette ride. Revendiquer la psychanalyse comme « matérialiste » équivaut donc à la refouler hors du champ des sciences - Freud pensait plutôt que la psychanalyse était la seule science psychologique.

D’ailleurs, la cause finale, par opposition à ce qu’on croit être le « déterminisme » de Freud, a retrouvé une nouvelle jeunesse dans les sciences (ex-humaines) cognitives : dans la mesure où les sciences cognitives, comme dans l’économie, se réfèrent à la théorie mathématiques des jeux, elles ont remis à une place explicative éminente les buts, les « désirs », les aims. L’homme cognitif est un calculateur rationnel qui œuvre par rapport à des fins. Bref, le cognitivisme excommunie la psychanalyse du club sourcilleux des sciences, car celle-ci ne tient pas compte des causes finales.

Or, dire que le lieu de la psychanalyse se détermine par distinction des autres lieux signifie aussi admettre que la psychanalyse est toujours tentée de se rabattre sur les trois autres lieux. On peut dire que si la science est ce que la psychanalyse croit et/ou désire être, la religion est ce que la psychanalyse ne croit jamais être mais que les autres croient qu’elle est (l’histoire de la psychanalyse, avec ses schismes, hérésies, excommunications, etc., est perçue par l’extérieur souvent comme l’histoire d’une religion mineure) et la magie est ce que la psychanalyse désire être sans y croire (tandis que ceux qui ne croient pas dans la magie, croient que la psychanalyse en est une – une cure placebo, dit-on). Beaucoup d’analystes finissent même par reconduire la psychanalyse à ce que, selon Lacan, elle ne peut pas être, à savoir : ou bien à une science (comme les analystes qui se soumettent strictement aux protocoles de vérification empirique des résultats), ou bien à une religion (le fatras de psychanalyses humanistes, relationnelles, intersubjectives, spiritualistes, herméneutiques, gestaltistes, etc.) ou à une magie. Le soupçon que la psychanalyse n’ait pas son lieu – comme la matière ne l’a plus dans la science moderne – pousse beaucoup d’analystes vers autre chose que la psychanalyse, ou vers une psychanalyse qui soit autre que ce qu’elle est.

 

Il est remarquable que l’épistémologue le plus cité de notre siècle, T. S. Kuhn, lui aussi ait fait recours à la Physique aristotélicienne pour rendre compte de l’histoire des sciences, et spécialement de la physique moderne[6]. Bien que ni Lacan ni Kuhn ne se citent jamais mutuellement, néanmoins ils appartiennent à une même mouvance hégélienne. En fait Lacan et Kuhn ont eu un même maître : Alexandre Koyré.  Si Lacan tient les quatre causes aristotéliciennes comme une clef pour comprendre la différence des quatre pouvoirs, Kuhn s’en sert pour étaler le développement de la science occidentale. Là, des différences émergent entre l’approche de Lacan et celle de Kuhn. Pour ce dernier, la science moderne n’est pas simplement le règne de la cause formelle, comme le pense Lacan, mais est un champs de confrontation et de combat entre les causes formelles et efficientes.......

 

           Mais je viens de dépasser les quatre pages réglementaires, et donc je m’arrête là.

 

 

Je remercie Sophie Mendelsohn pour son aide précieuse dans l’édition de ce texte.

 



[1] S. Freud (1926), Die Frage der Laienanalyse, GW 14, p. 213.

[2] C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, ch. IX et X, Plon, Paris 1958.

[3] Lacan, Ecrits, Seuil, Paris 1966, pp. 855-877.

[4] Aition à l’époque était bien la cause mais aussi la faute et la demande.

[5] Le dernier grand savant spinozien a été Albert Einstein.

[6] T.S. Kuhn, “Concepts of Cause in the Development of Physics”, The Essential Tension, Univ. of Chicago Press, Chicago-London 1977, pp. 21-30. Tr.fr. in AA.VV., Les théories de la causalité, PUF, Paris 1971.

 

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