Fluxury by Sergio Benvenuto

QU'EST-CE QUE SONT LES PERVERSIONS?Mar/02/2017


  Sommaire :

L’auteur reconsidère les perversions et quelques théories psychanalytiques classiques selon une perspective nouvelle, proposant un critère original pour les déterminer. Il ne considère les perversions ni comme des comportements sexuels spécifiques ni comme un type de fantasmes: pour lui la perversion est d’abord une impasse éthique. Est perverse toute relation sexuelle où la subjectivité de l’autre est employée comme un instrument pour le plaisir de l’Ego. Il ne s’agit donc pas d’un manque moral, mais bien d’une stratégie qui transforme une souffrance (la jalousie spécialement) en une jouissance, en manoeuvrant l’autre comme un sujet: le chef-d’œuvre pervers consiste dans le fait de transformer l’exclusion traumatique du plaisir de l’autre ressentie par le sujet en un mode exclusif de jouissance sexuelle par ce même sujet. Dans cette perspective l’auteur reconstruit la phénoménologie éthique et subjective du voyeurisme et de l’exhibitionnisme, du sadisme et du masochisme, du fétichisme, des homosexuels pervers et des femmes perverses.

 

 

  1. 1.    Psychopathologie morale

 

Aujourd’hui l’usage même du terme perversions est perçu de plus en plus avec suspect: cet usage n’est pas politiquement correct, surtout aux USA.

« Qu’est-ce que c’est pervers, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? », on se questionne aujourd’hui, perplexes. « Perversions », l’on dit, est essentiellement un jugement moral, donc il change suivant les mœurs de chaque époque. Ainsi, le sexologue américain John Money[1] aujourd’hui ne parle même plus de perversion mais de paraphilia, en tant que celle-ci serait distincte de la normophilia. Cette dernière est définie « la condition d’être hétérosexuellement en conformité avec le standard dicté par l’autorité, soit-elle religieuse, légale ou coutumière. » La paraphilia ne serait donc que le comportement sexuel déviant de la norme, notamment celle statistique.

La sexologie positiviste du XIXe siècle (Krafft-Ebing, Havelock Ellis, Moll, Hirschfeld et d’autres) – à qui l’on doit le terme de perversions – était motivée par une mission ethico-juridique : celle de distinguer le libertin du pervers[2]. Le premier était un sujet non-pathologique à juger selon des critères moraux, le deuxième était par contre une sorte de malade. Aujourd’hui la distinction pervers/libertin a été abandonnée par la psychopathologie moderne, celle-ci mise plutôt sur la distinction entre « sexualité selon les standards moyens » et « sexualité déviante des standards ». La perversion donc tend à être considérée de moins en moins un trouble psychique: il ne s’agit que de variantes dans l’orientation sexuelle. Même plus, le fait que la psychanalyse ait accepté le terme « perversion » sans même proposer un nom alternatif est un indice du fait que les analystes partageraient dans le fond l’ « épistémologie morale » de la vieille psychiatrie.

A l’époque de Freud, tous les actes qui déviaient du coït hétérosexuel « orthodoxe », celui qui aurait dû amener tout naturellement à la conception sexuelle, étaient dits pervers : donc même la pénétration anale de la femme, les rapports oraux, les rapports homosexuels, l’observation de la copulation d’autrui comme spectacle érotique, etc., étaient des actes pervers. Par exemple, encore en 1956 Michael Balint, bien qu’il était anti-conformiste dans le contexte britannique, citait le cunnilinctus comme une perversion[3]. Ces « perversions » aujourd’hui sont ou bien pratiquées par une grande partie de la population, ou bien largement acceptées comme des actes érotiquement compréhensibles. Les mouvements des droits civils ont de fait interdits à la psychiatrie de s’occuper de l’homosexualité, en particulier, à la fois comme pathologie et comme perversion. On ne lit plus des articles parlant de « perversion homosexuelle ». Les psychanalystes ont dû s’adapter à la vision dominante, souvent à contrecœur.

Freud dans un premier temps a formulé la théorie des perversions comme « positif de la névrose » (et des névroses comme « négatif des perversions »)[4]. Pour lui, dans un certain sens, les perversions étaient une sorte d’état naturel de la sexualité qui se « négativise » avec le refoulement et donc la névrose. La perversion apparaissait en somme, dans ses premiers écrits, comme une sexualité positive : l’expression de la libido authentique et déchaînée de l’enfant, qui investit des objets partiels – une sexualité primaire non assujettie aux exigences plus raffinées de l’amour pour l’autre, de la reproduction responsable et de la responsabilité reproductive. Mais plus tard Freud lui-même a corrigé sa première thèse qui devait encore beaucoup aux mythes psycho-éthiques de l’époque (mythe de la perversion comme sexualité non niée). En effet, qu’est-ce qu’il peut y avoir de si authentique ou naturel dans un fétichiste qui n’arrive à pénétrer une femme que si celle-ci exhibe des souliers d’une certaine forme ? Il y a de la finesse, donc de la négativité, même dans l’érotisme pervers.

Sans doute « perversions » est une notion éthique – non pas par hasard ce terme est employé d’habitude comme blâme moral aussi. Mais cela n’implique pas du tout que le concept doive être refusé par la psychanalyse pour cette raison[5]. Bien au contraire, je dirais qu’il appartient à la psychanalyse justement grâce à sa connotation éthique. D’ailleurs, même la névrose est dans le fond une maladie éthique. Par cela je ne veux pas dire du tout que les névroses ou les perversions sont des fautes morales; je veux dire plutôt que la barrière épistémologie séparant l’analyse objective des processus psychiques du jugement moral des actes devrait être, non pas abattue, mais certes estompée. Parce que « névroses » et « perversions » sont des modes spécifiques d’être-au-monde, comme un philosophe phénoménologue le dirait, où la dynamique affective, la position morale et la préférence esthétique se conjuguent[6]. La psychanalyse a eu le mérite d’affaiblir – souvent en dépit de ce que les analystes en pensent – cette dichotomie qui persécute la pensée moderne, selon laquelle d’une part il y aurait les faits (par exemple, certains « mécanismes » de la psyché humaine) et de l’autre il y aurait les valeurs (grâce auxquelles certains actes sont jugés bons ou mauvais, beaux ou laids, acceptables ou pas).

En quel sens disons-nous qu’un acte[7] est pervers parce qu’il se déploie dans un registre éthique? Pour y répondre, nous devons abandonner le critère comportemental de perversion: ce qui compte n’est pas en somme qu’est-ce qu’un type fait sur le plan érotique, non pas avec qui ou avec quoi il le fait, mais plutôt si et comment l’autre avec qui il le fait existe en ce qu’il fait. Comme psychanalystes, nous devrions en somme aujourd’hui considérer pervers tout mode de plaisir sexuel où l’autre sujet n’apparaît que comme instrument de plaisir, sans que son plaisir (sexuel en particulier) entre en jeu.

 Dans le coït que nous considérons idéal, qu’il soit hétéro- ou homo-sexuel, l’autre est aussi une fin pour moi pour autant que je désire lui donner du plaisir à mon tour : ce qui me donne du plaisir n’est pas seulement le plaisir sensuel que je tire de l’autre, et non pas seulement la fierté pour mon pouvoir de lui donner du plaisir sensuel, mais justement le fait que lui ou elle ait du plaisir sensuel (et un autre genre de plaisir) avec moi. Dans cette optique, même un acte hétérosexuel jugé tout à fait normal -- par exemple, le fait de copuler avec une prostituée – devrait nous paraître pervers : on ne va pas avec une putain pour lui donner du plaisir sexuel. Par contre, un acte homosexuel n’est pas pervers dans la mesure où les deux partenaires tirent mutuellement du plaisir non pas seulement l’un de l’autre, mais l’un du plaisir de l’autre[8].

Pour éviter un malentendu : je ne dis pas que la perversion est lorsqu’on considère l’autre comme son propre simple objet. C’est ce que la psychanalyse qui prévaut aujourd’hui répète sans cesse : « la perversion est l’usage des autres en tant que choses plutôt qu’en tant que personnes, et en tant qu’objets enviés et désirés, plutôt qu’aimés » et elle « est un acte plutôt qu’une relation vraie entre personnes »[9]. Ce qui est tout à fait contradictoire : comment peut-on ressentir de l’envie et du désir envers des choses ? En réalité, la perversion n’est pas l’usage de l’autre comme un objet, mais l’usage de l’autre comme un sujet. Comme nous le verrons bientôt, la subjectivité de l’autre est une composante essentielle dans la majorité des actes pervers. Par exemple, l’exhibitionniste exige le regard admiratif ou surpris de la femme à qui il exhibe son pénis – la subjectivité de l’autre est donc sollicitée. Mais ce qui est essentiel est que nous reconnaissons de la perversion lorsque la subjectivité de l’autre est exploitée comme un instrument de plaisir, et non pas élue comme une fin. Or, comme chacun le sait, l’éthique pour Kant était le fait de traiter l’autre être humain toujours comme une fin, et jamais comme un moyen.

 

  1. 2.    Manque de charité

 

Il est tout à fait normal qu’à un homme les jambes féminines plaisent, mais – comme l’écrivent Gosslein et Wilson[10] – un homme est fétichiste « s’il préfère jouir sur les jambes de sa partenaire plutôt qu’entre ses jambes. » Mais pourquoi cette différence serait-elle si décisive ? Même dans ce cas-là, si nous ne considérons que les comportements explicites, nous n’irons pas très loin. La différence ne devient importante que si nous considérons un autre aspect : la jouissance entre les jambes est quelque chose qui – d’habitude – plaît à la femme aussi, tandis que la jouissance sur ses jambes d’habitude implique un manque de considération pour ce qui plaît à la partenaire. Ce n’est pas l’objet anatomique désiré ce qui fait la perversion, mais, dirais-je, le fait de se soucier ou pas de l’autre comme sujet libidinal.

En somme, l’acte sexuel non pervers est celui où la charité pour l’autre se montre. Caritas au Moyen Age ne signifiait pas faire de la bienfaisance : il signifiait l’amour en tant que distinct de amor, l’amour sensuel. Caritas était l’amour pour Dieu, pour l’église, pour son prochain – et pour sa propre femme aussi, étant donné qu’avec elle amor est nécessaire mais non pas suffisant. Certes, pour performer un coït décent soit amor que caritas sont nécessaires. Et cette charité est le fait d’éprouver com-passion pour le désir de l’autre, est le fait de nous sentir interpellés par le besoin et l’attraction que l’autre a pour nous, et donc le fait de le secourir. Le coït, comme charité compassionnée, est un acte éthique par excellence. (Non pas par hasard l’église catholique a élevé le coït au niveau du sacrement : s’il est fait dans les dues formes, il est mariage[11]).

          Le fait d’énoncer que le coït est un acte de charité compassionnée risque de faire rire plus qu’un lecteur. Mais, si nous considérons les choses sans des œillères behavioristes, nous nous apercevrons bientôt que sans charité compatissante tout acte sexuel – même le plus normalement hétérosexuel – devient pervers, à savoir, usage de l’autre sujet non pas comme fin mais bien comme moyen de plaisir.

          Pour cette raison, même la pédophilie – qui aujourd’hui choque tellement le public – n’est pas nécessairement une perversion, au sens où nous cherchons ici à la déterminer.  Si à un enfant le sexe avec un adulte plaît, cela pourra avoir des conséquences traumatiques pour l’enfant, mais il ne s’agit pas d’un acte pervers stricto sensu.  Tandis que la pédophilie est certes une perversion lorsqu’elle se réduit à violence qui impose le sexe à un enfant[12].

          Pourquoi le coït non pervers est un acte de charité compatissante ? En effet, le mâle est ému par le désir de la femelle, qui lui offre son trou béant, élargi, qui demande d’être bouché. Et la femelle est apitoyée par le pénis turgide qui, malgré la puissance érectile, paraît exiger un vide où s’apaiser. Dans l’union charnelle, chaque partenaire jouit à offrir à l’autre ce qui manque à celui-ci. Cette jouissance, certes, est orgueil narcissique pour son propre pouvoir de satisfaire l’autre, mais non pas seulement cela: c’est de conjuguer à sa propre satisfaction le remplissage du vide de l’autre, le secourir. Ce remplissage du vide se résout dans l’excès de l’orgasme, une contorsion si semblable à la douleur, où deux opposés semblent se rejoindre : d’une part le delicium (délectation, délit) de manquer à soi-même, et d’autre part le fait de faire cadeau à l’autre, finalement, ce manque à soi-même.

          C’est sur ce fond éthique du rapport sexuel que les fantasmes et les actes pervers doivent être analysés, parce que les perversions sont des façons complexes d’être-au-monde.

 

  1. 3.    La perversion esquive la jalousie

 

La thèse que je veux avancer ici est la suivante : l’acte pervers manque de charité pour l’autre (ou pour soi-même en tant qu’autre) parce qu’il est une manière d’éviter les sentiments amers de la jalousie et de la déception, sentiments suscités par le rapport sexuel de l’autre aimé avec quelqu’un d’autre. La psychanalyse classique d’habitude a joué ses cartes en misant sur l’envie (invidia) et ses sous-produits. Mais il est surtout dans la jalousie – et non pas seulement dans l’envie escomptée – que la sexualité perverse me semble trouver son ressort le plus décisif.

Cela ne devrait pas sonner comme étrange à des oreilles freudiennes. En mettant au centre l’Oedipe, Freud a posé la jalousie au cœur de l’histoire psychique de chacun[13]. Le complexe oedipien, en effet, n’est pas seulement le désir inadmissible d’un enfant pour un adulte, et ce n’est pas seulement le fait d’envier le parent de son propre sexe parce qu’il/elle jouit sexuellement du parent du sexe opposé, mais il est aussi et surtout la jalousie pour le fait que cette personne adulte que le sujet ne peut pas faire jouir est jouie par un/e autre, et de cet autre elle jouit. Mais même un vécu si commun comme celui de la jalousie doit être éclairci.

Habituellement les analystes plus ou moins orthodoxes voient dans la jalousie essentiellement la peur de perdre l’objet aimé – donc, ce qui compte est le rapport entre un sujet et ses objets d’amour et de haine. Dans cette perspective, je suis jaloux de ma femme juste parce que je crains qu’elle, en tombant amoureuse d’un autre, m’abandonne ; de là mon ambivalence à ses égards, mes fantasmes sadiques et mes sentiments de culpabilité qui s’ensuivent, etc. Pourtant, nous tous savons que la peur de perdre l’objet aimé n’est qu’un aspect – et souvent même pas le plus essentiel – de la thématique jalouse.

Prenons le jaloux le plus célèbre, Othello. Nous ne pouvons certes pas dire que sa souffrance consiste dans le fait de perdre Desdemona, et dans le fait de se sentir peu aimé par elle non plus. Nous les spectateurs savons que sa jalousie n’est pas justifiée, nous pensons donc que Desdemona aime Othello comme avant : nous savons donc que le pivot de la jalousie du More n’est pas lié au refroidissement de la passion de Desdemona à ses égards (d’ailleurs, dans le texte Othello ne fait aucune référence à cela). Ce qui fait souffrir Othello, par contre, est une scène imaginaire : celle de Desdemona qui jouit en faisant l’amour avec Cassio. Personne ne pourrait consoler Othello en lui disant, par exemple, « mais pourquoi te soucies-tu de ce que Desdemona fait quand tu n’es pas là ? Si elle fait l’amour ou pas avec Cassio ? L’important c’est que tu jouisse de Desdemona, et qu’elle jouisse avec toi, le reste ce sont ses affaires à elle. » Ce discours sagement égocentrique n’a pas de sens pour le jaloux, qui est à sa façon bien trop hétéro-centrique : c’est si et avec qui l’aimée jouisse pendant son absence ce qui est au sommet de ses soucis.  En somme, la jalousie est une passion réaliste : c’est une souffrance pour la vérité, non pas s’abandonner au monde autosuffisant des fantasmes[14].

Pour cette raison la théorisation psychanalytique qui prévaut aujourd’hui – et qui se focalise sur ce que les autres sont pour un sujet, sans considérer cette réalité-en-soi que les autres sont pour nous – manque le noyau du drame psychique même dans l’Œdipe[15]. Je me réfère évidemment aux signficant others, comme le disent aujourd’hui les anglophones : aux « autres significatifs » pour chacun de nous. Ce qui importe ce n’est pas de reconnaître que ce que les autres significatifs (in primis notre mère) font est important pour notre vie psychique, et non plus que notre vie psychique est conditionnée par l’image que nous nous faisons des autres significatifs. Mais la chose encore plus importante est de reconnaître que notre vie psychique est focalisée par la réalité souvent énigmatique des autres significatifs en tant que ceux-ci sont des sujets, que notre vie psychique est catalysée par ce que ceux-ci pensent, par comment et pourquoi ils jouissent et souffrent. Les théories « psychologiques », freudiennes et post-freudiennes, tendent à scotomiser ce tropisme vers l’autre en tant que sujet réel. 

Cela explique enfin un aspect que les analystes ont souvent souligné dans les perversions : que les actes pervers d’habitude révèlent une angoisse face à un mystère. Non pas donc une angoisse face à un danger (tel que la castration), mais face à quelque chose de mystérieux – relié bien souvent à la différence sexuelle elle-même. Mais pourquoi, dans le fond, la chose la plus normale au monde, la sexualité, continue à nous apparaître quelque chose de si énigmatique, puzzling, mystérieuse ? Davantage que, par exemple, la différence entre races ou cultures, entre les vieux et les jeunes, ou entre le passé et le présent ? Ce mystère probablement est celui que tout jaloux interroge : qu’est-ce que vraiment l’autre ressent et qu’est-ce qu’il est ? Surtout quand agit-il sexuellement avec un autre autre que moi? Le mystère est dans le fond la subjectivité (et donc la souffrance et la jouissance) de l’autre – quelque chose d’où chacun de nous, en dernière instance, est exclu. L’angoisse pour le mystère de la différence sexuelle est donc l’angoisse pour notre exclusion de ce que l’autre ressent et est.

D’ailleurs, Othello le dit clairement à Jago : quand je ne suspectais pas encore Desdemona, dit-il, « je ne trouvais pas les baisers de Cassio sur ses lèvres »[16].  Othello est un gentleman et il emploie un langage châtié ; nous pensons plus crûment que ces baisers de Cassio soient un euphémisme pour le pénis de son soumis qu’Othello retrouve implacablement à l’intérieur de Desdemona. La jalousie masculine peut être décrite même comme le doute atroce que la cavité de la femme aimée soit « habitée » par le pénis de l’autre, qu’en somme baiser avec sa propre femme se résolve dans une sorte de rencontre homosexuelle avec le phallus d’autrui[17]. A savoir, qu’il y a de la paranoïa freudienne dans toute forme de jalousie, même dans celle plus normale et justifiée. Par cela je n’entends pas dire que toute personne normale jalouse soit un paranoïaque, mais que les paranoïaques dans le fond sont bien plus normaux – n’est-ce la paranoïa une dimension normale de notre vie politique et sociale ? – que ce qu’on en pense généralement ?[18]

Quoi qu’il en soit, le jaloux préfère détruire l’objet aimé – tuer Desdemona – plutôt qu’accepter que celui-ci jouisse érotiquement sans lui. Il suffirait ce constat pour ramener à de justes proportions la réduction courante de la jalousie à l’angoisse pour la perte de l’autre comme objet : le jaloux préfère perdre l’objet au lieu de lui reconnaître le droit de jouir avec d’autres (il est angoissé non pas tellement par la perte de l’objet, mais plutôt par l’exclusion de lui-même – le jaloux – de la jouissance sexuelle de l’autre). La jalousie est hétérocentrique pour autant qu’elle est souffrance d’être exclu de la jouissance de l’autre aimé. La jalousie – qui se trouve au cœur de l’Œdipe – est une douleur pour son propre exile de l’autre jouissant. Or, il me paraît que cette douleur élémentaire soit au centre même du « choix » pervers. Comme nous le verrons, le chef-d’œuvre pervers consiste dans le fait de transformer le traumatisme de la jalousie dans un mode exclusif de jouir sexuellement[19].

 

  1. 4.    Exhibitionnisme et voyeurisme

 

          « Le voyeur dépasse l’épreuve de force de la sensibilité naturelle : le goût de voir la femme avec l’homme écrase le dégoût de voir l’homme avec la femme. »

                                              Karl Kraus[20]

 

          On connaît bien la boutade qui fait rencontrer un sadique et un masochiste. Le masochiste en genoux prie le sadique en lui criant « bats-moi, je t’en prie ! » A quoi le sadique répond radieux : « Jamais ! » Gilles Deleuze observa qu’il s’agit d’une boutade absurde[21], car en fait le sadique et le masochiste ne se rencontrent jamais.  Ils appartiennent à deux univers séparés. Mais cela est vrai non pas seulement pour masochistes et sadiques,  il est vrai aussi pour tous les types de pervers. En général, il ne peut y avoir, sauf rarement et par hasard, une vraie complémentarité entre perversions (le pervers peut avoir des complices, non pas vraiment des complémentaires) – je dirais même que ce manque de complémentarité qualifie l’essence même de la perversion.

          L’exhibitionniste et le voyeur non plus ne sont complémentaires. Considérons d’abord l’exhibitionniste : un monsieur qui montre à l’improviste son pénis – flaccide ou en érection – à des femmes inconnues dans des situations inappropriées, pour la plupart publiques. Or, le but de l’acte exhibitionniste n’est jamais celui de séduire la femme : tout le plaisir dérive de l’acte lui-même. Par contre, les fois que (rarement) une femme joue le jeu et dit à l’exhibitionniste « Tu veux me le donner ? Bien, alors allons-nous ? », l’exhibitionniste fout le camp confus et déçu. L’exhibitionnisme est une perversion dans la mesure où il n’inaugure pas un coït auquel l’autre participe, mais il se substitue à celui-ci.

          En effet, moi exhibitionniste choisis comme victime une femme apparemment pas du tout engagée dans une recherche érotique : il m’intéresse de capter son regard de façon qu’elle voie quelque chose qui devrait être plaisant pour elle (d’habitude l’exhibitionniste rêve d’exciter sa victime). Mais il ne s’agit pas d’un acte « charitable », tel qu’il peut se produire même dans un spectacle pornographique. Dans un show porno alive il s’agit de voyeurisme et exhibitionnisme non pas forcément pervers, car on suppose que le couple qui s’exhibe et le public payant qui l’admire tirent tous les deux du plaisir du spectacle (bien que dans le cas des acteurs il peut s’agir surtout du plaisir d’être payé, ce qui sans doute jette une ombre perverse sur la relation). Mais dans le spectacle il y a en tout cas un accord de désirs.

          Rien de semblable ne se passe dans l’exhibitionnisme tout à fait pervers, où au contraire la femme d’habitude est troublée, dégoûtée, apeurée par la performance. Ce qui m’intéresse, à moi exhibitionniste, est de « coincer » le regard de la femme de façon telle qu’elle ne puisse pas rester indifférente, libre dans la recherche de ce qui lui intéresse, c’est d’aimanter son regard de façon telle qu’elle ne puisse pas ignorer mon pénis. Le regard d’une femme, comme de n’importe quel autre, est comme un vide qui cherche à être rempli par des objets stimulants et plaisants, mais certainement ni moi ni mes génitaux sont inclus parmi ces objets stimulants et plaisants. Cette femme qui balade son vide ne me cherche pas, ne me désire pas, pourtant dans ce vide à elle j’introduis non pas mon pénis mais bien sa perception. Moi exhibitionniste alors « dénonce » le désir de la femme : je dénonce ce qu’on suppose qu’elle soit en train de chercher par son regard errant, mais je ne le satisfais ni ne le remplis. En imposant à cette femme la vue de mon pénis, je la trouble (au sens à la fois positif et négatif) : par l’acte pervers, ce qu’elle avait exclu s’impose à elle[22]. Bref, moi exhibitionniste dénonce mon exclusion du désir et des jouissances sexuelles de la femme, une exclusion dont je tire pourtant un plaisir en lui imposant ce pénis dont elle était jusqu’à ce moment-là tout à fait affranchie.

 

          Cette dénonciation de l’exclusion du sujet apparaît plus évidente chez le voyeuriste. Le voyeur est un pervers pour nous dans la mesure où il jouit en regardant deux personnes qui copulent – ou une seule personne engagée dans des activités autoérotiques – sans être à son tour regardé ni vu. Le voyeur est qui observe un acte sexuel de quelqu’un qui ne désire pas du tout être regardé. Donc, ce dont vraiment moi le voyeur je jouis n’est pas l’acte sexuel mais mon exclusion de l’acte sexuel. Cette distinction est capitale.

          Les deux amants ne veulent pas du tout m’inclure, même pas comme un observateur – ce qui devrait de fait déchaîner plutôt ma souffrance rageuse en tant qu’exclu. Et au contraire, à la fin, ce seront les deux acteurs à souffrir de rage lorsque, par hasard ou par dessein, ils se seront aperçus d’avoir été justement « inclus » dans le regard de quelqu’un qui n’aurait pas dû être là. Moi le voyeur, je transforme la souffrance de non exclusion en une jouissance, parce que c’est moi désormais une partie active qui dépasse leur activité : les deux acteurs, bien qu’ils jouissent sans se soucier de moi, sont réduits à être objets de mon regard jouisseur. Moi le voyeur je les « tiens » à leur insu, car j’ai transformé mon exclusion en une relation secrète où maintenant j’inclus qui m’exclut dans mon regard. Moi le voyeur donc non pas seulement jouis de ma revanche contre ce que mes parents m’avaient imposé dans mon enfance – la non-participation à leurs rapports sexuels – mais j’invertis de façon sournoise les rapports de maîtrise : maintenant ce sont les amants qui sont exclus de mon regard qui les « tient », et ils sont donc exclus de la vision de ce qu’ils font.

 

  1. 5.    Masochisme et sadisme

 

Dans le masochisme la transformation de l’exclusion en jouissance est proclamée de manière presque spectaculaire. Moi le masochiste n’exige pas que la femme m’aime, me désire ou ait de l’estime pour moi – bien au contraire, je désire qu’elle me batte et qu’elle m’humilie, qu’en somme elle ne me désire ni m’aime ni ait de l’estime pour moi. Elle doit montrer qu’elle me méprise, pourtant je jouis de ce mépris qui m’exclut de ses faveurs. Pourquoi cela arrive-t-il ?

Le masochiste souvent répond en termes spirituels : « dans l’humiliation et dans la douleur je m’élève ». La jouissance du masochiste a une affinité avec l’élévation de l’âme par la mortification – ce qui est explicitement affirmé dans le roman de Pauline Réage Histoire d’O, un manifeste presque du masochisme féminin. Ce n’est pas par hasard que les prostituées dans les annonces dans les journaux italiens déclarent leur disponibilité aux « jeux à la D’Annunzio » (c’est-à-dire pour masochistes) écrivent aussi « educazione ». L’éducation élève l’esprit, fait accéder à une jouissance supérieure qui naît du sacrifice et de l’humiliation. Mais justement le masochiste ne se pose pas du tout en tant que complémentaire d’un désir féminin éventuel de punir et humilier – la femme ici n’est qu’un instrument, elle lui suffit d’être sévère. Le refus de la part de la femme devient alors une mise en scène dont le masochiste lui-même est le metteur en scène. La scène du rejet le plus douloureux est jouée comme un objet de plaisir par le masochiste.

Il est vrai que le masochiste dans la plupart des cas doit se contenter de prostituées, mais dans le fond il rêve d’une femme qui vraiment veuille le punir, qui soit vraiment sévère avec lui. En tout cas, même si le masochiste réussissait à trouver cette femme – vraiment en colère avec lui – non pas pour autant cette complémentarité charitable effaçant la stratégie perverse de l’acte se réaliserait. En effet, une femme vraiment furieuse avec le sujet n’aurait aucun plaisir spécial à cause de cela : qu’est-ce qu’il y aurait de plaisant dans le fait d’être indignée par le comportement d’autrui ? Le masochiste désire une femme sévère, mais il ne désire pas satisfaire les désirs de la femme sévère: ces sentiments de sa partenaire souhaitée ne sont pas une fin pour lui (au sens qu’il aurait le but de les satisfaire) mais un moyen pour en tirer du plaisir. Se faire l’objet de la dureté d’une femme ne vise pas à satisfaire ses désirs de sévérité à elle, cela ne vise qu’à intercepter pour soi même les effets de cette sévérité. Lorsque par exemple le masochiste se déclare « esclave » de sa « maîtresse », il ne jouit pas ainsi à satisfaire le désir de la femme d’être une maîtresse d’esclaves : il ne jouit que de se sentir son esclave à elle.

Dans un film de Woody Allen, Get the money and run…, on voit Woody enfant: il vit dans un slum américain très violent. Frêle avec des grandes lunettes, il est souvent battu, à tort ou à raison, par des adultes : on lui arrache ses lunettes, on les flanque par terre, et on les piétine. Accoutumé à ce traitement, Woody une fois plus âgé introduit une variante : dès qu’il sent arriver l’attaque, il s’arrache lui-même ses lunettes et les piétine. Il passe à s’auto-administrer cette violence dont jusqu’à avant il avait été la victime passive.

Cette gag illustre un processus déjà décrit par Freud, lorsqu’il s’était confronté au mystère des névrosés : ceux-ci semblent s’infliger par eux-mêmes des souffrances sans aucune raison plausible, même pas inconsciente. A la fin, l’évocation de la pulsion de mort lui sembla la manière de rendre compte de ce mystère[23]. En vérité, l’introduction de la pulsion de mort est davantage une façon de reformuler le mystère que de le résoudre. De toute façon, dans le parcours vers cette conclusion, Freud avait émis l’hypothèse que beaucoup de façons de s’infliger des déplaisirs obéissent de toute façon au principe de plaisir (Lustprinzip, qu’on ferait mieux à traduire comme principe de désir-plaisir), même si de manière indirecte : en transformant le sujet de victime passive en agent actif de la souffrance, ces façons consolent ce sujet en lui rendant une certaine maîtrise. Juste comme Woody Allen : dans la mesure où il ne peut pas éviter de subir la violence, il préfère se l’infliger soi-même. Nous supposons que Woody tire un certain orgueil, donc du plaisir, de cet acte masochiste : il participe du plaisir sadique de celui qui le punit, en se défoulant sur soi-même comme son propre objet à sadiser.

Comme toute perversion, même le sadisme est une stratégie pour gagner du plaisir de quelque chose qui dans un premier temps était ressenti comme très pénible. Le masochisme est sublime au sens de Kant[24] : s’il est pervers c’est du déplaisir qui plaît, s’il est névrotique c’est du plaisir qui déplaît. Cette chicane transforme ma très pénible exclusion de la jouissance de l’autre significatif en une scène, en un objet, en ma jouissance dont l’autre est exclu. Bien que Freud n’avait pas dit cela exactement à propos de la perversion, il avait tout de même parlé de « scène primaire », Urszene : pour maints sujets l’avoir assisté, étant enfants, à un coït des adultes – ou peut-être seulement l’avoir imaginé -  serait fort traumatique. Les raisons pour ressentir comme traumatique le fait d’observer ou d’imaginer le coït de deux adultes peuvent être diverses. Mais certainement il est très déplaisant, pour moi enfant, de réaliser que « les adultes tirent l’un de l’autre une expérience intense, dramatique, heureuse, d’où moi je suis totalement exclu ». La scène primaire est d’abord une scène d’exclusion primaire : le sujet est hors d’elle. En termes plus formels : « je ne suis l’objet ni de désir ni de jouissance de la part de l’autre que j’aime ». Cette trahison de l’autre est la matrice de la perversion.

Peut-être cette issue très traumatique de l’exclusion de la part de l’autre peut expliquer le fort penchant au « conformisme de groupe » des enfants. Tout parent sait combien il est important, pour un enfant, de ne pas se distinguer – souvent même pas par ses propres mérites – du groupe des pairs ou de référence. Même des enfants qui très tôt ont dû porter des lunettes (comme Woody Allen, et celui qui écrit) se rappellent bien combien ils ont souffert pour cette distinctivité. Les parents qui parlent une langue autre que celle du pays où ils habitent le savent bien : très souvent l’enfant se refuse de parler la langue des parents justement parce qu’il a honte de paraître linguistiquement différent de ses pairs[25]. Même le fait d’avoir un nom ou prénom pas commun, qui sonne étranger ou bizarre, est vécu comme un stigma par un enfant face aux enfants de son âge. Une des raisons de ce conformisme infantile élevé – qui balance sa dépendance des parents – est que les enfants sont très sensibles à l’exclusion. Le fait de se distinguer des autres enfants est dangereux comme une cause possible d’expulsion du groupe. Alors la déception infligée par les parents, et par les adultes en général, se répèterait de manière catastrophique dans sa relation avec ses pairs. Un enfant n’est pas seulement quelqu’un qui a faim d’amour : il est un assoiffé d’inclusion.

 

Pour ce qui concerne le sadisme, il est trop souvent apparu aux yeux des analystes l’expression d’une agressivité primaire ou d’une réactivité naturelle dans le fond non problématique. Ils le voient comme une sorte de degré zéro de la perversion : la plus inadmissible serait aussi la perversion plus originaire, pour autant que nous tous désirons nous venger de quelqu’un qui nous a fait souffrir. Mais lorsque le sadisme primaire de nous tous se sexualise, les choses se compliquent. Moi le sadique jouis en battant une femme pour punir La femme de sa « tromperie » originaire : du fait d’avoir joui d’un autre, non pas de moi-même. Le viol sadique est à sa manière une application de la loi du talion : ce plaisir que ma femme originaire (d’habitude ma mère) a tiré de son homme à elle, ou d’un autre enfant, le paiera maintenant juste avec moi (l’enfant qu’elle a jadis exclu), en essuyant maintenant le rapport sexuel et les coups que « cette pute » a mérité en me refusant, moi enfant, comme partenaire avec qui jouir.

Dans un film français récent on voit une scène pas rare dans les métros parisiens : un couple de jeunes maghrébins harcèlent une fille blanche, qui ne réagit pas aux importuns. Après un temps, un des garçons lui crache à la figure. L’acte de rejet sexuel de la part de la femme est retourné de manière corporelle à travers le crachat, inverse oral du baiser. Il s’agit ici d’une dynamique très simple, transparente, implicite dans toute expérience sexuelle sadique.

Même discours pour un acte fréquent dans beaucoup de guerres, même modernes : des soldats de l’armée envahissante violent des femmes de la nation ennemie, souvent face à leurs maris ou pères réduits à l’impuissance. La femme de mon ennemi doit être « punie » parce qu’elle jouit justement de mon ennemi. En France et en Yougoslavie, on coupait complètement les cheveux aux femmes qui pendant l’Occupation avait eu des affaires amoureuses avec des soldats allemands – une variante plus souple du viol collectif d’une femme « qui a joui de l’ennemi ».

 

 

6. Fétichisme

 

          L’analyse du fétichisme a pris une place importante dans la théorie psychanalytique, parce que Freud est parti de celui-là pour élaborer l’importante théorie de l’Ichspaltung, de la division du moi[26]. Pour Freud le fétichiste vit dans un double monde : dans l’un (d’adultes) il sait bien que les femmes n’ont pas de pénis, et dans l’autre (d’enfants) il ne croit pas que les femmes soient sans pénis. Le fétiche est de fait une partie détachable de la femme – un pénis donc – qu’il désire. Pour cette raison souvent les fétichistes suspectent d’être homosexuels[27], même si en fait ils ne ressentent aucun désir spécial pour les hommes : en fait, pour eux la femme est désirable dans la mesure où elle a un pénis, dont le fétiche est un substitut métaphorique.

          Pourtant, on se demande pourquoi le fétichisme des chaussures et des chaussettes féminines soit le plus diffus en absolu. D’où vient cette préférence marquée pour les souliers et, en deuxième rang, pour les pieds des femmes ? Même Lacan se demandait comment les pauvres fétichistes de l’Antiquité pouvaient l’être, quand il n’y avait pas encore de souliers[28]. Certes, pour autant que le soulier est quelque chose qu’on détache il a une connotation phallique. Mais le soulier, la chaussette, le corset sont aussi des conteneurs : en tant que tels, ils connotent le vagin. Le fétiche apparaît ainsi insubstituable grâce à sa double face : d’un coté, comme objet saillant et adjoint, c’est le phallus marquant la femme – d’un autre coté, comme récipient qui accueille le pied et s’y adapte, est comme un anus ou un vagin qui peut être enfin « donné ». Freud, séduit par la métaphore phallique, n’a vu qu’un coté de la médaille[29].

           Le fétichiste voit donc le fait de se chausser ou de se déchausser comme un analogon du rapport sexuel. Le fétiche évoque l’unité indissociable de masculin et féminin dans un coït d’où le sujet est exclu. Dans la mesure où la femme enfile ou ôte des souliers, elle réalise en soi la complétude copulatoire : par ce geste elle intègre les deux sexes, elle est contenant et contenue – bien que cette intégration rende le sujet fétichiste superflu.

          Mais de fait cette complétude est celle qui manque à la femme visée dans le fétichisme: le pénis et le coït sont ce qu’elle n’a pas, et ce que le fétichiste ne réussit pas à lui donner. Probablement, à la source de toute conversion fétichiste il y a une mère insatisfaite, qui désire rageusement un coït qui tarde. Ce qui importe c’est que cette femme ne cherche pas ce que lui manque chez son fils et d’autant moins dans son pénis – une mère elle-même sévère, qui s’en fiche de la masculinité de son fils.

 

7. L’homosexuel pervers

 

          L’homosexualité, au moins dans ses formes les plus stabilisées, n’est pas une perversion (au sens que nous lui avons donné). L’orientation homosexuelle peut être une partie d’une forme névrotique (et donc souvent elle cède à l’analyse[30]), elle peut entrer dans une phénoménologie perverse, elle peut être une partie de délires psychotiques, elle peut être le corollaire d’une personnalité narcissique, ou bien…. être le fruit du hasard ou presque. Pourtant, cette orientation souvent se développe à partir d’un noyau pervers, qui ensuite est plus ou moins dépassé – mais l’hétérosexualité aussi peut se développer à partir d’un noyau pervers.

          La psychanalyse classique – d’abord Freud – voit les choses de cette manière : moi homosexuel-de-base désire un beau garçon avec un beau pénis parce que, à mon avis, c’est ce que ma mère (ou la femme pour moi significative) désirait, aussi parce que, probablement, elle ne l’avait pas. En fait, son homme – qui est mon père par-dessus le marché – ne comptait pas grand-chose. Une chose est certaine : ce beau garçon avec ce beau pénis qu’elle recherchait n’était pas moi ! L’homosexualité-de-base est narcissique pour autant que le beau garçon cherché par moi, homosexuel, est ce que j’aurais voulu être (pour ma mère) mais je n’ai pas été. L’homosexuel-de-base est le résultat d’un désir incestueux manqué de la part de sa mère.

          Cette thèse classique semble confirmée par certains aspects de la nommée « culture homosexuelle ». Par exemple, les homosexuels hommes vouent un véritable culte à de belles femmes célèbres – comme Madonna, par exemple – lesquelles représentent justement ce qu’ils voudraient être[31] : des personnes séduisantes que les hommes universellement désirent. Ces femmes sont adorées car elle sont, en termes freudiens, leurs Idéaux du Moi : des femmes qui peuvent s’octroyer tous les beaux mâles qu’elles veulent, étant donné que tellement de mâles les désirent. De là le penchant des homosexuels pour des métiers comme les couturiers ou les coiffeurs pour dames : ils se satisfont à rendre les femmes désirables pour les hommes, c’est-à-dire à réaliser ce qu’à leur avis leur mère (ou la femme de leur enfance) cherchait à être pour pouvoir avoir. En cherchant des beaux garçons, les homosexuels-de-base remplissent le vide de leur femme originaire, ils donnent à la femme ce que leur première femme n’a pas eu – car lui-même, enfant, n’en était pas à la hauteur.

 

8. Féminité perverse

 

          Comme peut-on expliquer le fait que les perversions sont d’habitude des « faiblesses » masculines, et rarement féminines ?

          Pour la psychanalyse vieux jeu, une femme n’est presque jamais perverse parce qu’elle… l’est par constitution. Bien que cette thèse ne plaise pas aux féministes, Freud parla de masochisme féminin[32] : en tant que femelle, la femme serait masochiste. Non pas par hasard les exemples de masochisme féminin portés par lui sont plutôt des cas masculins : c’est chez l’homme que le masochisme résulte anormal, ou en tout cas digne d’être remarqué. Mais une femme justement, Helen Deutsch, a mené le plus loin possible cette thèse du masochisme supposé essentiel à la femme[33]. Sa thèse sonne un peu exagérée à nos oreilles, mais il faut saisir quand même son noyau de vérité : comme tout pervers, la femme aussi doit transformer une humiliation en plaisir. A savoir, elle doit glisser du malaise d’être pénétrée, envahie par l’autre, au plaisir « sublime ». Il suffit d’observer les enfants des deux sexes pour se rendre compte que le fait d’être pénétrés, dans n’importe quel orifice – par exemple, à l’occasion de clystères – crée une répulsion chez eux : ils se sentent dépossédés de la propriété de leur corps. D’ailleurs, la masturbation des petites filles est généralement clitoridienne (quand la fille s’autopénètre, l’on peut craindre quelque perturbation psychique chez elle)[34]. Toute femme doit donc faire de cet insulte infantile son propre triomphe, elle doit réélaborer l’intrusion dans elle-même comme corps en en faisant la source active de jouissance non clitoridienne. Ce plaisir bizarre qui nous frappe chez le pervers (mâle) est au fond semblable au plaisir bizarre (vaginal) de chaque femme[35]. Paradoxalement, la sexualité clitoridienne est « normale », tandis que la sexualité vaginale est « perverse » - bien que notre culture (et Freud aussi) ait considéré justement la deuxième comme saine et normale.

          Cette mauvaise considération de la passivité dans la culture occidentale est démontrée par la différente manière où historiquement on a réagi à l’homosexualité masculine d’une part et à celle féminine de l’autre. Tandis qu’on a toujours parlé peu de la deuxième et qu’on l’a considérée toujours avec une certaine condescendance, la première au contraire a été l’objet d’un débat qui a pris des formes même dramatiques. L’homosexualité masculine – au moins jusqu’à naguère – provoquait dams la majorité des gens des réactions d’horreur et de dégoût. Ce n’est pas le rôle actif ce qui résulte troublant – bien au contraire, dans les cultures traditionnelles la sodomisation d’un homme était considérée une épreuve de virilité, dont on se pouvait vanter. C’était l’homme passif, en somme, « l’homme qui fait la femelle », qui était vitupéré. Même Freud considérait cela affreux. A l’encontre, dans un rapport lesbien il apparaît en quelque mesure même légitime qu’une des femmes fasse le mâle. Ces deux poids et ces deux mesures montrent combien en fait la passivité, du moins dans notre tradition culturelle, soit frappée d’un jugement essentiellement négatif (bien qu’il ne puisse pas être explicité en tant que tel quand il s’agit de femmes). Ainsi, chaque femme se trouve confrontée, même si de manières obliques, à ce mépris de la passivité. L’hystérique y réagit, habituellement, en renonçant au rapport sexuel (ou en le vivant en forme traumatique et paroxystique) ; la femme normale au contraire réussit à tirer du plaisir – comme le pervers – et de l’estime de soi juste à partir de cette gênante passivité.

          L’hystérique – décrite par Freud comme une perverse imaginaire – est par beaucoup de côtés une femme qui ne se résigne pas au masochisme féminin : elle n’accepte pas de « souffrir » la pénétration, et donc elle s’identifie au vide central de son propre être corporel, à un vide qui donc elle fait tout pour le protéger. De manière analogue, l’anorexique rejette soit la nourriture que le pénis comme des intrusions intolérables qui lèsent la glorieuse autarchie de son propre corps. L’hystérique et l’anorexique, en renonçant à la féminité en tant que perversion, renoncent à la féminité tout court : elle se rêvent vierges et mères, comme la Madone. Elles s’idéalisent en tant que femmes, elles s’abhorrent en tant que femelles.

          Le succès des cultes de Marie ne signifie pas certes que toutes les catholiques, pendant deux millénaires, aient été hystériques. C’est que soit le culte de Marie soit l’hystérie cherchent à donner une réponse à un problème épineux de la féminité : comment une femme peut-elle accepter d’être envahie, pénétrée, « défoncée », en faisant de tout cela son propre plaisir sublime (au sens kantien) ? Comment peut-on offrir à l’autre son propre vide, en évitant que son remplissage annule la puissance féminine, sa capacité de production et reproduction ?

           Mais s’il est vrai que l’hystérie est une faiblesse féminine, tandis que la perversion est une faiblesse masculine, pourtant les femmes perverses ne manquent pas. Quand Jellinek a publié son drame La pianiste (dont un film a été tiré), la masochiste perverse décrite par elle a convaincu peu de spécialistes : « est-ce qu’une femme si perverse existe vraiment ? », les analystes se questionnèrent. Et pourquoi pas ? Souvent nous ne classifions pas ces femmes comme perverses, probablement parce que la femme jusqu’à il y a peu de temps était moins entreprenante sur le plan sexuel, et donc sa perversion émergeait plus difficilement.

          Carmen – une femme que j’ai suivie lorsqu’elle était déjà sur la cinquantaine – ne pouvait prendre du vrai plaisir du rapport sexuel qu’en s’imaginant que l’homme la pénétrant était à son tout pénétré analement par un autre homme. Il s’agissait d’un fantasme sine qua non pour pouvoir jouir, qu’elle n’avait révélé à aucun de ses nombreux partenaires. Carmen avait vécu des périodes de promiscuité, elle était passée par des divorces divers, et à l’occasion elle s’était (rarement) même prostituée – davantage pour le plaisir de se donner pour l’argent que pour un besoin d’argent. Cela jusqu’à au moment où elle, en âge mûre, ne rencontra pas un homme à qui ni son fantasme ni sa mise en acte ne déplaisaient. Carmen jouissait beaucoup en le pénétrant avec un gros godemiché, soit pendant leur coït qu’en dehors de celui-ci[36].

          Il s’agit d’une perversion au féminin. Elle est telle car même en ce cas-là le partenaire se réduit à être un moyen plutôt qu’une fin du plaisir : qu’à son partenaire la chose plaise ou pas, Carmen ne jouit de lui qu’en le voyant enculé. A la source de tout cela il y a sa manière de vivre le coït comme un acte humiliant pour elle femme ; à l’homme elle ne pouvait donc octroyer son plaisir qu’à la seule condition qu’il subisse à son tour, symétriquement, cette humiliation. Un renversement érotique de la loi du talion – défoncement par défoncement. Une fois réduit l’homme à son tour à un rôle féminin, la rancune contre le détenteur d’un phallus violent se réduisait : le coït paraissait alors une joyeuse rétorsion « entre des égaux ». D’autre part, dans ses sporadiques expériences de prostitution Carmen réalisait une sorte de dédommagement pour le fait d’être elle une femme : le coït était de par soi-même une offense faite à elle en tant que femme, donc elle devait être de temps en temps indemnisée comme telle.

          Un nœud affectif complexe – une complexité qui explique la relative rareté des comportements pervers chez les femmes – émerge ici. D’un côté moi femme envie le mâle par son pouvoir de faire jouir moi femme, de l’autre il m’est impossible de jouir normalement du coït car ceci est mon humiliation et l’effraction de ma propriété ; donc, je jouis de ma revanche par rapport a ce mâle intrusif en imaginant ou en agissant sa pénétration anale ; et du dédommagement pour la violence humiliante que le mâle (non humilié) m’inflige à travers le do ut des mercenaire, quand je me prostitue.

          Mais des cas comme ceux-ci peuvent peut-être nous faire entrevoir la raison par laquelle les femmes ont un moindre penchant pour les perversions sexuelles (et par laquelle elles ont un plus grand penchant pour l’hystérie). Ainsi que le pervers prend du plaisir en revivant de manière oblique une expérience traumatique de tromperie ou trahison, chaque femme fait la même chose dans sa propre expérience sexuelle en quelque sorte normale. C’est comme si la petite fille vivait un traumatisme triple : d’une part la mère qui la « trompe » avec un homme, de l’autre le père bien-aimé qui la « trompe » avec une femme, et en plus l’ « offense » de subir passivement le coït. C’est comme si dans le fond de tout coït réel la femme risquait de revivre ce triple échec ; d’habitude, pourtant, elle réussit à faire de tout cela une occasion de plaisir – comme chez le pervers.

          Dans le roman La ciociara (1957), Alberto Moravia raconte de Rosetta, une fille adolescente, et de sa mère, les deux fuyant la guerre en 1944 en Italie dans les campagnes. Rosetta est pieuse, vierge, chaste et honnête, une « petite sainte ». Mais, un jour, elle est violée par un groupe de soldats marocains de l’armée alliée combattant en Italie. Rosetta réagit à ce traumatisme non pas, comme on pourrait s’y attendre, en éprouvant du dégoût pour le sexe – par une réponse hystérique. Elle opte pour une réponse perverse. En fait, elle se donne à tous les garçons qui la demandent, elle s’offre à n’importe quel jeu sexuel qui lui soit proposé, elle fait « la petite esclave » de ses amants, en radicalisant sa position de simple objet sexuel pour l’autre. Moravia souligne la teneur masochiste de sa promiscuité : c’est comme s’il lui fallait éprouver et réprouver, sans cesse, ce que ces marocains lui avaient fait.

          Mais je me demande : n’y a-t-il pas un peu de Rosetta dans toute femme ? N’y a-t-il pas chez elle quelque chose qui doit transformer la défaite en triomphe paradoxal ? transformer le déplaisir d’être un objet passif dans le plaisir de l’être pour l’autre aimé ? Mais ce qui distingue la solution féminine de la perversion masculine est que ce plaisir – plus sublime que beau – de la femme s’offre au plaisir de l’autre.

          Mais justement parce que pour chaque femme son propre partenaire est un substitut, un pis-aller, un succédané de l’Homme idéal, la femme à la fin s’ouvre au souci pour ce « pauvre homme » qui la désire et parfois l’aime, en lui réservant ce culte charitable qui était destiné à l’Homme qui lui manquera toujours.

 

9. Mais les autres existent-ils ?

 

          Tout ce que nous avons dit jusqu’à maintenant sur les perversions met en jeu la subjectivité de l’autre comme un réel auquel nous nous confrontons. Mais aujourd’hui il y a une grande confusion sur ce qui concerne la façon de concevoir l’autre et sa subjectivité.

          La mentalité behavioriste nous fait croire que lorsque nous traitons bien les autres, alors ipso facto nous nous soucions de leur subjectivité – mais la psychanalyse devrait nous rendre méfiants à l’égard de cette équation hâtive. Par exemple, on entend dire souvent « les nazis traitèrent les juifs non pas comme des sujets mais comme des objets ». En réalité, si les nazis avaient traité les juifs comme des objets – à savoir, comme des instruments pour leur avantage – auraient plutôt leur donné un très bon salaire pour les faire travailler efficacement dans leurs industries. Surtout, ils auraient traité très bien les savants juifs qui auraient pu construire pour eux la bombe atomique. Au contraire, malheureusement, les nazis ont traité les juifs comme des sujets : ils ont joui à les humilier, à leur faire sentir jusqu’au fond qu’ils étaient des sous-hommes ou des non-hommes. C’est l’humiliation subjective de l’autre être humain – en tant qu’il se sent viande humaine – qui cause ma jouissance. Ainsi, les nazis ont mis en acte une perversion sadique sur une échelle politique.

Le sadique, comme nous l’avons vu, ne traite pas du tout sa victime comme si elle était un objet inanimé – il n’exprime pas simplement sa rage et son agressivité. Le cruel jouit de la souffrance, et donc de la subjectivité, d’autrui : il exploite la douleur d’un sujet réel pour jouir, c’est-à-dire, pour triompher sur sa propre douleur. Même lorsque le sadique se contente de sévir sur des animaux, c’est de la subjectivité animale qu’il a besoin – à savoir, de cette capacité de souffrir qui rend les animaux si semblables à nous, ce qui nous permet de les aimer.

          Non pas par hasard beaucoup de monde voit la société moderne – où l’on cherche de bien traiter les autres, en leur garantissant sécurité sociale et droits civils – comme elle-même aliénante : une société qui se serait rendue compte du fait que seulement en traitant bien les autres il est possible d’en tirer un profit maximal. Depuis longtemps nous avons constaté qu’un travailleur libre et bien payé travaille pour nous bien mieux qu’un esclave – l’esclavage n’est pas rentable. Mais la logique est la même : esclave ou libre, ce qui importe est que l’autre soit un instrument de production à optimiser. Paradoxalement, au contraire, c’est la perversion justement qui nous fait comprendre – à contre-jour – en quel sens la subjectivité de l’autre nous concerne, comment celle-ci soit en somme liée à l’édification de notre même subjectivité.

          Il est vrai que quelques écoles psychanalytiques – dont quelques-unes sont hégémoniques – ont dépassé un certain solipsisme théorique de la métapsychologie classique et ont thématisé explicitement la réalité de l’autre comme quelque chose qui concerne le développement subjectif. C’est le cas, en particulier, de Winnicott, de Lacan et des analystes de tendance herméneutique.

          Winnicott, en distinguant la mère assez bonne de celle qui ne l’est pas, a fait donc de la mère réelle – et non pas de la mère imaginée ou hallucinée par le sujet – la protagoniste du développement psychique. Dans ce cadre, il souligne les capacités d’une mère de fantasmer, de comprendre les désirs vrais de son enfant, etc.

          Lacan, en disant que « le désir de l’homme est le désir de l’Autre », a introduit la dimension de l’Autre comme centrale : chaque sujet se constitue non pas comme « machine célibataire » (pour le dire comme le titre d’une exposition vénitienne inspirée à Duchamp) à travers ses propres fantasmes et processus imaginaires intérieurs, mais en relation au désir et à la jouissance de l’Autre. Chaque sujet ne veut pas satisfaire simplement ses propres pulsions ou fantasmes, mais il veut satisfaire l’Autre aussi (d’abord, sa mère) dont il capte les désirs.

          Pour ce qui concerne les herméneutiques, ils dissolvent l’unité du sujet dans la relation entre sujets : la phénoménologie de l’individu est ramenée à l’intersubjectivité, qui est décrite comme constituant toute individuation personnelle. Le Dasein (l’être humain dans sa singularité) est reconduit au Mitsein, à l’être-avec. De là l’insistance des phénoménologues sur la « relation », sur le « champ », sur le « système de rapports ».

          Pourtant, malgré ses pas en avant, je crois qu’encore maintenant la psychanalyse ne soit pas réussie à thématiser vraiment la réalité de l’autre comme constituante la subjectivité.

          Pour Winnicott, certes, notre destin psychique dépend de notre mère, mais dans la mesure seulement qu’elle est notre mère – quelque chose pour nous et en relation à nous – non pas en tant qu’elle est une femme qui est et fait beaucoup d’autres choses que maternelles. C’est-à-dire que ce que notre mère fait et pense ne serait important que dans la mesure où ce faire et penser ensuite passerait dans sa relation avec nous, ses enfants. La réalité soit du sujet soit de l’autre se réduit à leur être en relation entre eux, à leur présence ou absence réciproques, et donc elle transcende peu ce que chacun est pour l’autre.

          Quant à Lacan, la réalité de l’Autre est confisquée par le langage : l’Autre compte non pas pour autant qu’il est un sujet autre que moi, mais en tant qu’il incarne l’instance du symbolique. Pour Lacan, le sujet doit plutôt réaliser que l’Autre n’existe pas. L’Autre s’estompe dans le « trésor des signifiants » en quoi il consiste – bref, dans l’Esprit Objectif (Objektive Geist) de Hegel. La vraie altérité ne sont plus maman, papa, les frères et sœurs, les petites amies en chair et en os – en somme, les autres -  mais celle du signifiant qui nous détermine. Si chez Winnicott l’autre s’évanouit dans « la mère plus ou moins bonne pour moi», chez Lacan il s’évanouit dans l’Esprit symbolique qui en commande l’action.

          Pour la phénoménologie, au contraire, le sujet est affranchi d’emblée de sa solitude et apparaît déterminé dans le jeu irréductible de son être-avec les autres et être-pour les autres. Mais justement, la phénoménologie donne asymptotiquement comme résolu un problème qui au contraire reste tel : notre être-avec-l’autre n’est pas une réalité primaire immédiate, totale, non analysable. D’ailleurs, pas tous les autres ne comptent pour nous, et ces autres ne comptent qu’à certaines conditions. La phénoménologie même tend en somme à dissoudre la réalité du sujet et de l’autre – ce qui est en-deça et au-delà de leur relation – dans la relation elle-même, dans leur interdépendance ontologique. De cette manière, ce qui a été le grand tournant freudien – souligner la densité des pulsions et des tensions biologiques – est presque effacé dans une sorte d’inter-psychisme désincarné. Ce qui fait justement problème pour le névrosé – sa perte de réalité, à savoir, sa perte des autres – devient plutôt dans la phénoménologie une donnée absolue d’où partir : nous tous serions souci pour les autres. Plût au ciel ! Dit autrement : les autres nous conditionnent – non pas seulement parce qu’ils ont le pouvoir de nous faire faire plus ou moins les choses que nous voulons faire, mais parce que ce qu’ils ressentent, pensent et savent de nous nous concerne au plus haut degré. Au fond, nous vivons en grande partie pour com-plaire les autres. Malheureusement ou heureusement, nous sommes jamais ni autonomes ni seuls.

          Le pervers nous enseigne alors quelque chose dans la mesure où il ne se soucie pas de l’autre – il n’a pas de charité compatissante pour la sexualité de l’autre – justement car il a vécu un trauma précoce : il a découvert que l’autre vit une réalité d’où il est exclu.  En termes lacaniens : la jouissance de l’autre est une vérité à laquelle il ne participe pas. Le fait de réaliser que l’autre n’est pas notre fonction, l’objet juste pour nous, mais une chose-en-soi-et-pour-soi – une chose à nous, en tant que telle, inaccessible – est hautement traumatique pour beaucoup de sujets. Le sujet souffre de son exclusion de l’autre – au fond, de sa limitation comme un être fini, dans l’espace, le temps et l’eros. Le pervers a nostalgie d’ « une vraie vie » - où il jouirait de l’autre comme s’il était lui-même l’autre – à laquelle il n’a jamais eu accès. Pourtant, il arrive à transmuer cette exclusion en plaisir. Tandis que le névrosé est persécuté par cette exclusion, en dépit de sa volonté d’aller au-delà du traumatisme et de s’inclure dans la vie des autres.

 

 

 

Sergio Benvenuto

 


[1] J. Money, Gay, Straight and Inbetween. The Sexology of Erotic Orientation, NY-Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 214.

 

 

[2] Cf. G. Lanteri Laura, Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale, Paris, Masson, 1979.

 

[3] M. Balint, "Le perversioni e la procreazione", Perversioni sessuali, a cura di M. Balint e S. Lorand, Feltrinelli, Milano 1965, p. 25.

 

 

[4] S. Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle; GW 5, p. 64; SE 7, p. 166. La morale sexuelle civilisée et la nervosité moderne; GW 7, p. 153; SE 9, p. 191.

 

 

[5] Quand Freud disait que la névrose est une perversion inconsciente – ou refoulée – impliquait quelque chose que rarement les analystes ont recueilli: que la névrose est le masque “objectif” d’une maladie morale. En décrivant le névrosé – c’est-à-dire un patient, de compétence du médecin – comme un pervers échoué, Freud l’a (d)énoncé comme sujet moral. La psychanalyse d’establishment est allée dans le sens opposé: elle s’est confrontée avec les drames moraux comme s’ils étaient des névroses.  La psychanalyse a fini par névrotiser l’éthique, au lieu de – dans le sillon de Freud – éthiciser les névroses.

[6] La position classique des analystes est la suivante: “ en tant que savants, considérons les névroses et les perversions objectivement, sans exprimer des jugements moraux – et ainsi nous verrons que dans ces troubles il s’agit [en partie] de conflits moraux. » C’est-à-dire que la psychanalyse classique regarde a-moralement les sujets névrosés ou pervers comme des « objets moraux ». Sans doute, la pensée herméneutique et déconstructionniste a jeté des doutes sérieuses sur cette division: le regard « objectif » de l’analyste est bien plus moraliste de ce que l’analyste classique ne le pense ; et d’autre part la problématique, en apparence essentiellement morale, du névrosé et du pervers a une dimension bien plus objective de ce qu’on avait pensé jusqu’à maintenant.

 

[7] A la source des comportements pervers il y a presque toujours des fantasmes pervers, dans lesquels le sujet s’est plus ou moins délecté. A cause de cela on ne peut pas parler de refoulement dans les perversions : d’habitude le fantasme « indécent » n’est pas refoulé mais est mis en acte. Non pas par hasard Freud a parlé de Ichspaltung (division du Moi) et de Verleugnung (déni) – plutôt que de refoulement – comme la condition des actes pervers. Une partie du moi du fétichiste, par exemple, sait que les femmes n’ont pas de phallus – une autre partie de son moi au contraire n’y croit pas. Cette Ichspaltung du reste est celle qui nous permet toute jouissance artistique : quand nous lisons Le jeune Werther, par exemple, une partie de nous sait qu’il s’agit de fiction, mais une autre partie pleure pour Werther comme s’il était un homme réel. Donc, il y a une dimension tout à fait esthétique de la perversions, reliée à sa dimension éthique (celle dont nous nous occuperons dans cet essai).

 

[8] Cette substance morale est d’ailleurs dévoilée par le fait que souvent nous trouvons des pervers dans les institutions morales – parmi des ecclésiastiques, des professeurs, des magistrats. Ce qui pousse les pervers vers ces professions est probablement leur désir de participer à une dimension éthique dont leur désir trahit l’insuffisance chez eux: ils s’engagent donc dans des institutions normatives.  Mais à la source de l’éthique il n’y a pas des normes morales, plutôt la charité compassionnée pour l’autre.

 

[9] R.J. Stoller, Perversione. La forma erotica dell’odio, Feltrinelli, Milano 1978, p. 199; M.M.R. Khan, “Foreskin Fetishism and Its Relation to Ego Pathology in a Male Homosexual”, Int. J. Psycho-Anal., 46, 1965, pp. 64-80; “The function of Intimacy and Acting Out in the Perversions”, in Sexual Behavior and the Law, R. Slovenko, ed., C.C. Thomas, Springfield (Ill.), 1965, pp. 397-412. 

 

[10] Sexual Variations: Fetishism, Sadomasochism and Transvestism, London, Faber and Faber, 1980, p. 43.

 

[11] En effet, l’église catholique décrit comme un coït l’union entre le Christ et l’Eglise : la charité consiste dans le fait que Christ, en pénétrant la femme-Eglise, remplit son vide, et l’Eglise elle-même, en s’offrant à son initiative, fournit au Christ ce vide qu’Il lui manquait. C’est ainsi que la famille chrétienne se base sur le coït comme acte sacré.

 

[12] Quelqu’un pourrait objecter que le sexe avec un enfant qui consent est de toute façon une faute – qui doit être punie légalement – dans la mesure où l’acte ne tient pas compte du bien-être de l’enfant. Mais ici nous sommes en train de parler de ce qu’est une perversion, non pas de ce qui doit être sanctionné sur le plan éthique ou juridique. Faire l’amour avec un enfant peut être non pas plus nuisible que faire l’amour avec un adulte, lorsque celui-ci est fragile, retardé, psychotique, ou autre (Van Gogh chuta dans une crise psychotique après que Gauguin l’avait emmené au bordel). D’ailleurs, non pas toutes les perversions ne sont sanctionnées par la loi – par exemple, le fétichisme et le masochisme ne le sont pas. Ce qui est en question ici ce n’est pas de savoir jusqu’à quel point l’acte pervers endommage psychologiquement l’autre (cela dépend d’évaluations de spécialiste) : c’est de comprendre jusqu’à quel point le fait de tirer du plaisir de l’autre sans considérer le plaisir de ce dernier soit essentiel pour comprendre psychologiquement la perversion.

 

[13] A la différence de Freud, pourtant, après M. Klein et Lacan, nous considérons l’Œdipe non plus comme une certaine phase de développement de la sexualité infantile, mais bien comme quelque chose de « précoce », qui détermine dès le début la sexualité infantile. C’est-à-dire, dans notre perspective : envie et jalousie sont des sentiments fondamentaux de tout être humain, dès ses premiers mois.

 

[14] Les tendances “relationnistes” en psychanalyse agréent avec cette dernière énonciation – mais, comme nous le verrons mieux ensuite, cet accord est insuffisant. Quand les « relationnistes » mettent en évidence comment certains défauts de la mère (par exemple, son incompréhension de certains besoins de son enfant) soient à la base de certains fantasmes ou vécus de l’enfant, ils considèrent toujours ce que la mère good enough ou pas fait et dit ou pense par rapport à son enfant. Mais probablement l’enfant s’intéresse non pas seulement à ce que la mère fait avec lui, il se soucie même de ce que la mère fait…. avec d’autres. Comme tout jaloux digne de ce nom. Donc, le fait de parler de l’autre comme d’un « objet » est une mystification : l’autre dans sa réalité ne se réduit pas à mon objet.

 

[15] Certes l’envie jalouse va au-delà de la pratique sexuelle. Beaucoup de personnes, par exemple, envient le succès des collègues surtout quand elles se rendent compte que ces collègues sont capables de donner au public – soit-il un public de spécialistes ou de gens communs – un plaisir qu’elles ne réussissent à lui donner. Dans maintes professions, le fait d’avoir du succès équivaut à donner du plaisir aux autres.

 

[16] Othello, acte III, scène III.

 

[17] Chez des prêcheurs protestants américains fondamentalistes, cette présence persistante de l’autre in absentia dans le corps du partenaire est exploitée à fond comme tactique pour tenir les jeunes loin de la promiscuité. Dit le pasteur : « Si ta girl-friend a été avec un autre, tu n’embrasses pas seulement ses lèvres à elle, mais aussi celle de cet autre-là. Et si celui-là à son tour a couché avec d’autres, en embrassant ta fille tu embrasses toutes les autres filles que celui-là a eues, dont certaines auront été embrassées par d’autres encore… Tu retrouves alors dans la bouche de ta fille des centaines, des milliers d’autres bouches, d’autres langues, d’autres salives…. » J’ai vu des jeunes très impressionnés par les évocations en abîme de ce genre.

 

[18] En effet, cette horreur du jaloux pour la dimension homosexuelle du rapport nous met la puce à l’oreille: et si cette horreur du jaloux n’était que l’autre face de sa pulsion homosexuelle trop forte et trop refoulée?

 

[19] [19] R. J. Stoller (Perversione. La forma erotica dell’odio, Feltrinelli, Milano 1978, p. 101, 111) remarque que le pervers est convaincu d’avoir lui-même créé sa perversion, comme si elle était une oeuvre d’art,  mieux, “il la considère sa production la plus habile” et en effet « la perversions est un des nombreux chefs-d’œuvre de l’esprit humain ».

 

 

[20] Sprüche und Widersprüche, Kösel-Verlag KG., München 1955.

 

[21] G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, .

[22] L’exhibitionniste, comme le Dom Juan de la tradition, est “punisseur des femmes”. Une bonne dose de haine envers les femmes (et spécialement pour sa mère) caractérise l’exhibitionniste, si l’on croit à beaucoup d’enquêtes psychopathologiques. Sa mère résulte être très souvent peu affective, aride, et l’exhibitionniste adulte est généralement marié à des femmes « maternelles ». cf. H. Christoffel, “L’esibizionismo genitale maschile”, in S. Lorand & M. Balint, op. cit., pp. 197-213.

 

[23] Dans Au-delà du principe de plaisir; GW, 13, pp. 3-70.

 

[24] [24] Dans la Critique de la Faculté de Juger Kant distingue le sublime du beau, et il analyse le premier comme un croisement entre plaisir et déplaisir.

 

[25] Donc ce n’est pas correct de parler de “langue maternelle”: en fait, on devrait l’appeler “la langue du quartier où on a vécu son enfance”.

 

 

[26] S. Freud, “Fétichisme” (1927), GW, 14, pp. 311-318; SE, 21, pp. 152-157; “La scission du moi dans le processus de défense” (1938), GW, 17, pp. 59-64; SE, 23, pp. 275-279.  Sur la conception freudienne du fétichisme, je renvoie à mon  “L’orrore discreto del feticismo. Freud e i feticisti”, ágalma. Rivista di studi culturali e di estetica, 1, juin 2000, pp. 29-40.

 

[27] Généralement ils identifient l’homosexualité à une pratique anale. Ils semblent identifier la matrice féminine à un anus.

 

[28] J. Lacan, Le Séminaire, livre IV. La relation d’objet, Seuil, Paris 1994, p. 42.

 

[29] La littérature sur le transvestisme masculin (non pas sur le transsexualisme, qui est assez différent) fait penser que quelque chose  de ce genre se reproduise même en ce cas-là. Le transvestisme est une forme de fétichisme tourné vers le sujet lui-même dans la mesure où le travesti réalise le rêve qui déclenche la passion pour le fétiche : la combinaison de masculinité et féminité chez la même personne. Le travesti – un hétérosexuel, souvent heureusement en couple avec une femme – quand se travestit “démontre” qu’une femme peut aussi avoir un phallus; et qu’un être avec un phallus peut être féminine aussi. Le travesti, comme le fétichiste, met en scène le mythe d’Aristophane conté dans Le Banquet de Platon : un être rond, bisexuel, parfait, avec une face masculine et l’autre féminine. Le transvestisme est de toute façon une perversions, selon les critères que nous proposons,  dans la mesure où l’autre ici n’est qu’un instrument: le travesti désire ardemment que l’autre le prenne pour une femme, mais l’autre ne cherche pas du tout cela, au moins d’habitude. Même lorsque le travesti désire d’être désiré par un homme, ce qui le fait jouir n’est pas le désir de l’autre pour la femme mais plutôt l’erreur quant à l’objet du désir. Comme l’exhibitionniste, le travesti impose à l’autre quelque chose que l’autre ne désire ni cherche – en ce cas-là, non pas le pénis mais un qui pro quo sur l’identité sexuelle. Le cas des travestis qui se prostituent est encore différent, car ici le jeu se complique avec l’homosexualité.

 

[30] Même des analystes indulgents à l’égard de l’homosexualité pensent dans le fond que celle-ci n’est pas un degré zéro de la sexualité comme l’hétérosexualité peut l’être. Ils remarquent – comme l’a fait Lacan – que parfois un homosexuel peut se convertir à l’hétérosexualité à la suite d’une analyse, mais que l’inverse ne se produit jamais. Sur le débat sur l’homosexualité parmi les analystes contemporains, cf. E. Roudinesco, « Psychanalyse et homosexualité : réflexions sur le désir pervers, l’injure et la fonction paternelle », Cliniques Méditerranéennes, 65, 2002, pp. 7-34.

 

 

[31] Sur la “culture homosexuelle”, cf. M.S. Weinberg, Homosexualities. A Study of Diversity among Men and Women, Simon and Schuster, New York 1978. Michael Pollak, “L’homosexualité masculine, ou: le bonheur dans le ghetto?”, in Communications, Sexualités occidentales, 35, 1982, pp. 37-55.

 

[32] S. Freud, Le problème économique du masochisme (1924), GW, 13, p. 371-383; SE, 19, p. 159-170.

 

[33] H. Deutsch, “Der feminine Masochismus und seine Beziehung zur Frigididät”, Internat. Zeitschr. F. Psychoan., XVII, 2, 1930.  The Psychology of Women, vols. 1 and 2, Grune & Stratton, New York 1944-5. Cf. S. Benvenuto, La strategia freudiana, Liguori, Napoli 1984.

 

[34] Ce n’est pas un hasard si les publications féministes plus agressives ont accusé Freud – et d’autres – par son insistance sur l’orgasme vaginal en tant qu’il serait “vraiment” féminin. Cette revendication du plaisir clitoridien est dans la ligne d’un idéal phallique de féminité : c’est comme si ces femmes disaient, “même nous les femmes nous avons notre phallus! » Ce qui, paradoxalement, dévalorise bien d’aspects considérés tout à fait féminins – la passivité, la réceptivité, l’abnégation, etc.  Emerge par là une « honte originaire » de la féminité, d’où ensuite la majorité des femmes réussissent à tirer un plaisir exquis.

 

[35] Le problème ne se pose pas évidemment pour le plaisir clitoridien, tout à fait semblable au plaisir phallique.  Chaque femme doit faire les comptes avec une sexualité double: l’une clitoridienne (“normale”) et une autre vaginale (“perverse”). Les mâles peuvent même de se passer de ces comptes.

 

[36] En vérité, le fantasme de pénétrer l’homme, chez les femmes, est plus fréquent de ce qu’on ne pourrait le soupçonner. Mais il apparaît très souvent lié à une sourde rancune par rapport au mâle.  La femme pense alors que la pénétration doive être infligée à son propre homme.

 

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