Fluxury by Sergio Benvenuto

LE PROJET DE LA PSYCHIATRIE PHENOMENOLOGIQUE [1]Jul/03/2016


Texte publié (en forme abrégée) dans L'Evolution Psychiatrique, Clinique phénoménologique, janviers-mars 2006, vol. 71, n.1, pp. 11-29.

 

Sans doute la phénoménologie a joui d’une influence énorme spécialement en psychiatrie, psychothérapie et psychanalyse. Aujourd’hui encore, beaucoup de professionnels de ces secteurs trouvent une source d’inspiration dans les réflexions de Husserl, Minkowski, Jaspers, Heidegger, Szilasi ou Binswanger. Je chercherai à faire comprendre qu’est-ce que la psychiatrie phénoménologique dit en effet - en me référant en particulier à l’œuvre de Ludwig Binswanger et aussi à la pensée de quelques réformateurs psychiatriques bien connus, profondément nourris de phénoménologie. Mais il faut que je demande au lecteur de me suivre d’abord dans une reconstruction de ce que la phénoménologie veut dire. En effet, pour clarifier les raisons de la psychiatrie phénoménologique, il faut comprendre qu’est-ce que la phénoménologie entend par “raisons”.

 

1. Aller vers les choses mêmes

 

L’essentiel du projet de la phénoménologie a été dit par Husserl dans la phrase “aller vers les choses elles-mêmes”.

  Certes, aller vers les choses ne signifie pas les rejoindre pour autant. D’ailleurs, quelle philosophie rejoint vraiment les choses? En effet, d’autres philosophies qui semblent aller vers les choses - comme le positivisme objectiviste, les différentes philosophies analytiques ou du langage - ne s’occupent que des représentations des choses (en somme, du langage) jamais vraiment des choses elles-mêmes.

  La phénoménologie, en revanche, veut aller vers les choses elles-mêmes juste comme tout sujet - exception faite, peut-être, du sujet psychotique - va vers les choses mêmes, vers le monde. Mais en fait la phénoménologie va surtout vers l’étant qui va vers les choses mêmes: ce qu’Heidegger a appelé Dasein, l’“ Etre-le-là”. La phénoménologie nie qu’on puisse s’occuper de l’âme, de la psyché, indépendamment de son être-dans-le-monde, de sa tension vers les choses et de son être au milieu des choses mêmes.

  Donc la phénoménologie nie le présupposé par quoi l’esprit, la conscience, ou la pensée puissent être décrits ou analysés indépendants du monde où l’esprit ou la conscience ou la pensée sont situés. Husserl va vers les choses mêmes dans la mesure où il a découvert l’eau chaude - mais qu’est-ce que la philosophie peut bien découvrir d’autre que l’eau chaude? - à savoir, que “la conscience est toujours la conscience de quelque chose, et toujours selon un certain mode”. Donc, le sujet est toujours en situation. C’est pourquoi la phénoménologie - comme Husserl l’a dit - est une “science de ce qui est évident”. Cela est sa force et sa limite.

  Pour Husserl la conscience ou la pensée sont indissociables de leur intentionnalité, du fait que nous sommes toujours conscients de quelque chose et selon une certaine modalité. La notion d’intentionnalité dans la phénoménologie lie indissociablement le sujet pensant et agissant à ce qu’il pense et fait. Ainsi l’intuition phénoménologique est absolument anti-analytique: elle s’efforce de ne jamais dissocier le sujet de ses objets. Mais d’autre part ces objets n’apparaissent que comme sens, jamais comme des choses en-soi: le sens est ce qui fait apparaître les choses comme les choses qu’elles sont.

  Je considère ce livre qui est devant moi, ici sur la table. Si je l’observe comme un bel objet qui fait partie du mobilier, il s’offre à mon regard selon une intentionnalité esthétique. Si au contraire je veux le prendre pour l’ouvrir, et je le saisis, il devient un autre objet: c’est le livre en tant qu’il est objet-de-mon-intentionnalité-saisissante. Or, un acte comme prendre un livre sur la table peut être investi par deux modes de connaissance radicalement différents. Un est celui de l’explication objective, l’autre celui de la compréhension phénoménologique. “La phénoménologie comprend le compréhensible - dit Heidegger[2] - les sciences naturelles ne se soucient pas de ce compréhensible.” Toute la pensée du XXe siècle - philosophique, psychologique, éthique, politique - a été partagée entre ces deux approches incommensurables.

  La première approche vise à expliquer mon acte saisissant, en faisant appel d’habitude à la méthode scientifique. Elle s’intéressera aux muscles qui me permettent d’étendre le bras pour saisir le livre, donc au cerveau et aux processus neuronaux qui sont à la source de l’acte, et ainsi de suite dans la chaîne des causes. En d’autres termes, cette approche vise à reconstruire la machine grâce à laquelle je peux mettre en œuvre mon idée de saisir ce livre-là. La science, depuis Descartes, vise à décrire le monde comme une grande et complexe machine - ce n’est pas un hasard si nous avons eu d’abord une mécanique classique, ensuite une mécanique quantique: c’est toujours de mécanique qu’il s’agit. La machine est un ensemble d’engrenages, donc de médiations, grâce auxquelles la pensée “je prends le livre” devient l’acte de saisir le livre.

  On dira: mais la pensée “je prends le livre” n’est pas première, elle n’est pas à l’origine de la machine saisissante? Or, la psychologie – ou ce qu’on préfère appeler aujourd’hui sciences cognitives - vise à décrire la pensée et l’esprit eux-mêmes comme une machine. Aujourd’hui le cerveau - donc la pensée - est décrit comme une machine par les neurosciences (les psychologues cognitivistes proposent comme modèle de machine celle de Turing, c’est-à-dire l’ordinateur, les connexionnistes les réseaux neuronaux, d’autres évoquent la “ machine ” darwinienne qui sélectionne les mutations). Psychologie et sciences cognitives sont nées pour expliquer l’esprit comme une sorte de machine qui utilise d’autres machines: le corps, le langage, des instruments variés. Dans la mesure où ces sciences se veulent explicatives, elles doivent penser l’esprit ou la conscience comme un type de machine.

  Combien de fois entendons-nous évoquer, par des psychanalystes ou des psychologues, “les mécanismes psychologiques” qui seraient à la base de comportements de leurs amis ou patients? Il ne s’agit pas d’une métaphore: bien qu’il s’agisse d’une machine faite de désirs, de pensées, de volitions, etc., l’esprit est une machine tout de même. Un phénoménologue, en revanche, même s’il est docteur ès psychologie, bien qu’il n’exclue pas que les mécanismes existent, il en fait l’épochè - bref, il les ignore. Le phénoménologue refuse d’expliquer la vie subjective.

  Ce qu’un phénoménologue veut, c’est comprendre un sujet. En vérité, Binswanger ne parle pas de sujet mais d’Etre-le-là. Mais quelle différence y a-t-il entre le sujet ou l’Etre-le-là d’une part, et l’esprit, mind, ou l’âme d’autre part? Disons que les seconds termes renvoient à l’objet d’une étude explicative, tandis que les premiers visent des êtres-dans-le-monde à comprendre.

 

2. Expliquer ou comprendre

 

  En effet, Binswanger se garde bien d’expliquer psychologiquement la schizophrénie des patients dont il a écrit: il se limite à la décrire[3]. La phénoménologie ne découvre ni reconstruit des causes, elle se limite à décrire des modes d’être dans le monde.

  Certains disent aux psychanalystes en particulier “vous devez vous décider! Ou bien vous êtes des psychologues comme les autres, qui étudient et curent leurs patients comme des objets. Ou bien vous renoncez à n’importe quelle explication, et vous vous limitez à vous rapporter (Umgang[4]) à vos patients à la lumière de l’approche phénoménologique”. La psychanalyse - à la fois comme théorie et comme pratique - est souvent confrontée à ce dilemme crucial: “traitement thérapeutique” ou “type de rapport”? A mon avis, pourtant, “la gloire” de la psychanalyse a été précisément de vouloir échapper à cette alternative - et non pas vouloir la résoudre[5]. La psychanalyse a l’ambition d’être à la fois une activité compréhensive et explicative, une pratique de l’interprétation et une théorie causale. En ce sens, la psychanalyse ne trouve jamais vraiment sa place dans la phénoménologie. La psychanalyse, tel un funambule, marche le long d’une corde tendue: elle tend constamment à tomber ou bien dans la psychologie objectiviste (et de devenir donc une simple branche de la psychiatrie et/ou de la psychologie) ou bien dans le pur être-avec phénoménologique. Bien qu’aujourd’hui maints phénoménologues se disent freudiens, et maints analystes sympathisent avec la phénoménologie, au sens rigoureux des termes, phénoménologie et psychanalyse sont incompatibles. La psychanalyse ne pourra jamais accepter ce que j’aimerais appeler “ la Barrière Dilthey ”, c’est-à-dire la dichotomie entre Naturwissenschaften (“sciences explicatives de la nature”) et Geisteswissenschaften (“sciences compréhensives de l’esprit”). 

  Mais cette Barrière Dilthey - la différence entre explication causale et compréhension interprétante - en fait prolonge la dichotomie cartésienne qui inaugure la pensée moderne: la division tranchée entre monde matériel et activité de la pensée. L’ambition de la psychanalyse a été précisément de dépasser cette dichotomie.

Prenons l’exemple du rêve. D’une part Freud, dans la Traumdeutung, formule une théorie causale du rêve: il prétend nous expliquer les causes du fait qu’on rêve en général, ainsi que du contenu déterminé de tel ou tel rêve[6]. D’autre part, Freud met entre parenthèse la prétention scientifique (c’est ainsi que son livre s’appela Interprétation des rêves et non pas Science des rêves ou Explication des rêves) et se limite à interpréter un rêve comme nous interprétons un film ou un poème hermétique. L’analyste risque toujours de se réduire ou au psychologue clinicien ou bien à une sorte de critique artistique ou littéraire. La psychanalyse parie sur une “troisième voie” entre science objective et phénoménologie: celle de l’interprétation explicative.

Il est vrai que la phénoménologie plus moderne pense d’avoir elle-même dépassé le dualisme cartésien grâce à ce que Richard Rorty – en pensant surtout à la philosophie analytique – avait appelé le linguistic turn. La dichotomie entre sujet et monde serait dépassée par le tertium du langage – comme interprétation que la conscience fait du monde. Le langage rendrait possible à la fois la conscience comme le phénomène. La dérive herméneutique de la phénoménologie réduit en effet le monde à ce que des consciences thématisent comme leur “ monde ”. Il s’agit d’une réédition de l’Esprit Objectif de Hegel: de l’idée que l’esprit n’est pas simplement ma conscience mais s’incarne dans les congrégations humaines. L’Esprit Subjectif (la conscience) et le phénomène (l’objectivité) seraient les deux faces de la réalité première, le Langage. 

Mais aujourd’hui de toute part on sent que l’époque du “ tournant linguistique ” est révolue: la solution linguistique s’est démontrée un tour de passe-passe, qui en fait renvoyait le problème sans le résoudre. A l’intérieur de la primauté du langage, en effet, la dichotomie se reconstitue: ou bien on décrit et on explique le langage comme un objet particulier, ou bien on le réduit à interprétation historique, à modalité d’une subjectivité. D’un côté le langage apparaît comme une machine particulière (décrite par la linguistique cognitive), de l’autre comme un mode de conscience (décrite par la phénoménologie) où tous ses objets s’évanouissent dans le “ sens ” qu’ils constituent en se donnant à une conscience. Quand on thématise le langage, ses deux faces – le signifiant et le sens – se déconnectent, et l’on re-propose la coupure cartésienne.

 

3. Monde de la vie et cartésianisme sentimental

 

  Le phénoménologue envisage les sujets comme Etre-le-là, c’est-à-dire comme des étants dès le départ “jetés dans le monde”[7]. Reprenons l’exemple de l’acte de saisir un livre. Il s’agit d’un simple mouvement, qui devient compréhensible pour autant que je l’ai saisi comme un acte intentionnel: je désirais prendre ce livre, et donc je l’ai pris. Si l’on m’avait amputé un bras, j’aurais dû recourir à des machines comme des crochets, des prothèses: mais le processus tout entier n’est compréhensible que dans la mesure où il est intentionnel, qu’en somme ce livre a un sens pour moi. Et cette intention est décrite non pas comme un vécu de mon esprit, mais en tant que liée à mon-vivre-au-milieu-des-livres. Le sujet est décrit par la phénoménologie non comme un ensemble de “capacités mentales”, mais comme un rapport immédiat avec les choses en tant que celles-ci ont un sens. Tandis qu’une approche scientifique s’occupe toujours des médiations (elle vise les engrenages que je ne vois pas), la phénoménologie part du fait que lorsque je désire, je pense, j’aime ou je hais, ipso facto je sais ce que je désire, je pense, j’aime ou je hais. Donc, pour la phénoménologie, l’inconscient n’existe pas véritablement. L’inconscient désigne l’ensemble des engrenages psychiques qui expliquent beaucoup de nos vécus dont nous ne savons pas nous donner une raison. Mais la phénoménologie cherche à réintégrer dans l’intentionnalité - dans l’Etre-le-là - ce que pour Freud ne peut être saisi qu’à travers des complexes médiations interprétatives comme des “machines psychiques”. La phénoménologie appelle Erlebnis – conscience vécue, dirais-je - cet être-dans-le-monde immédiat qui constitue tout sujet.

  Il ne faut pas croire que par Erlebnis - l’expérience vécue - l’on décrive mes palpitations ou sentiments tout à fait intérieurs. Pour la phénoménologie même nos émotions les plus viscérales sont notre mode d’être-dans-le-monde, notre rapport aux choses, la façon dont elles ont un sens pour nous. Comment pourrais-je décrire mon amour pour une femme, par exemple, autrement qu’en parlant de la femme que j’aime? Il n’y a pas mon amour “vécu” d’un côté, et son objet de l’autre (à l’occurrence interchangeable avec d’autres femmes). Un véritable amour phénoménologique est un amour unique: mon sentiment est totalement imbu de son objet. Lorsque j’aime une femme, le fait qu’elle soit cette femme-ci - son unicité - est nécessaire à son être-objet-de-mon-amour. Mon amour et l’amabilité de l’objet sont phénoménologiquement indissociables. Tandis que la science objective analyse des médiations - par exemple, entre mes pulsions sexuelles, mes représentations psychiques de la femme désirable, et la concrète Charlotte dont je suis amoureux -, la phénoménologie est au contraire toujours synthétique[8]: mon amour est immédiatement amour-pour-Charlotte. En termes linguistiques: le référent (la Charlotte en soi) est indissociable du sens (Charlotte-que-j’aime). Pour la phénoménologie, l’être humain est compréhensible car lui ou elle est Etre-le-là, en tant qu’il ou elle sait d’être situé(e) dans le monde sans pour autant s’identifier complètement avec la chose située.

  L’appel phénoménologique à la Lebenswelt - monde de la vie - est un appel à l’unité du flux de la conscience, identifié à l’identité subjective. Tandis que l’objet matériel (objet des manipulations technoscientifiques) est a-historique et fragmentable, la chose psychique, selon la phénoménologie, est historique et il constitue une unité indissociable. “Le Moi pur et un - dit Husserl - est constitué comme unité dans cette unité du flux.” En ce qui concerne les actes psychiques, les lois causales ne sont pas pertinentes, seul l’est l’ordre des motivations. La causalité règle la “chose étendue”, les raisons et les mobiles règlent la “chose pensante”. Et l’ordre des motivations n’est pas décomposable. Le temps vécu de la conscience n’est pas la simple diachronie du monde physique mais l’historicité, à savoir l’unité de fond du flux de la conscience non sécable en parties.

  Ainsi la phénoménologie a réactualisé le cogito de Descartes en lui donnant plutôt l’épaisseur du sentio: “je sens”, comme flux temporel. L’Etre-le-là est un étant affectif, un étant “qui se sent vivre”. Comme le dit Husserl[9]: “Je suis, cette vie est, je vis: cogito”. De là un certain penchant “sentimental” de la phénoménologie, une vessie que plusieurs ont prise pour la lanterne d’une conversion philosophique à la subjectivité concrète. Le phénoménologue a tendance à dire, comme René Le Senne, “je souffre, je jouis - donc je suis”. La phénoménologie serait un cartésianisme sentimentalisé, un rationalisme mièvre[10].

  Or, “cogito ergo sum” donnait à Descartes une certitude à partir de laquelle on pouvait fonder tout ce qui, hélas, restait incertain - l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, les théories scientifiques, la religion vraie, etc. Le cogito était le socle dur indubitable sur lequel on pouvait assurer ou (re)bâtir tous les savoirs encore dubitables. La phénoménologie participe-t-elle aussi de ce besoin de certitude? En effet, la réduction phénoménologique à l’intentionnalité de la conscience transcendantale est aussi une tentative de penser l’incertain (y compris le savoir objectif) à partir d’un sol de certitude, c’est-à-dire de quelque chose que personne ne pourra jamais mettre en doute: ma sensation immédiate de vivre et percevoir (même affectivement) le monde.

  Tout comme dans l’acte du cogito penser et être non seulement renvoient l’un à l’autre mais coïncident, de même dans l’acte de conscience phénoménologique exister et savoir coïncident. Le but de la phénoménologie est d’appuyer tout ce qui apparaît comme “acte de médiation” - les sciences, la politique, les commandements moraux, etc. - sur l’évidence immédiate du vivre en tant que se sentir vivre.

  Mais n’est-ce pas ce que la philosophie a toujours cherché à faire? La règle du jeu des philosophes a toujours été une certaine épochè de ce que leurs contemporains savaient ou croyaient savoir (tout philosophe s’efforce de ne rien savoir d’autre qu’il ne sait pas). Son jeu est de “penser esprit nu” - comme on dit “travailler les mains nues” -, pour parvenir à voir quelque chose sans jamais faire recours aux trésors et aux gadgets de la connaissance, en ne faisant appel qu’à ce que même le plus ignorant doit admettre. Ceux qui ne comprennent pas la philosophie disent souvent aux philosophes: “pourquoi vous posez-vous certains problèmes sans vous soucier de ce que les sciences ont découvert, ces dernières années, sur ces problèmes-là?” Mais comme la règle du jeu du marathon consiste dans le fait qu’on ne doit courir que par ses propres jambes, ainsi la règle du jeu de la philosophie consiste dans le fait qu’on ne doit employer que ce que chacun peut penser, à toute époque. Les règles du jeu nous interdisent d’employer d’autres instruments que ceux prévu par le jeu lui-même. Pourtant, la tentation du philosophe - et du phénoménologue - est de croire que, à travers ce qui va de soi, la pensée peut nous conduire à un savoir plus profond, ou plus vrai, ou plus beau ou meilleur que le savoir de celui qui connaît autrement. Un peu comme si le marathonien pensait qu’il court mieux que celui qui court en voiture... Il est temps que la philosophie renonce à l’arrogance de penser que son propre jeu est le vrai jeu.

 

  A propos d’arrogance, Heidegger en donne un bon exemple avec sa manière de rejeter le concept freudien de transfert (Übertragung):

Tout se-mettre-en-rapport est, dès le début, déjà et depuis toujours dans-une-tonalité-affective, et donc il n’a aucun sens de parler de ‘transfert’. Il n’est pas nécessaire que ce soit transféré rien du tout, car l’être-dans-une-tonalité-affective, tour à tour actuel, à partir de quoi seulement et en correspondance avec tout ce qui s’approche est capable de se montrer, est déjà toujours là.[11]

 

Pourquoi Heidegger refuse a priori l’idée même de transfert en tant que “jeu” erroné, au nom du jeu phénoménologique selon lequel toute notre relation comporte “déjà et depuis toujours” une tonalité affective? Ce qui avait frappé Freud, ce n’était pas que le patient nourrit des sentiments vifs à l’égard de l’analyste - et comment pourrait-il en être autrement, après des mois et des années d’intimité analytique? - mais le fait que ces sentiments, plutôt que viser la personne même de l’analyste, sont “transférés” sur lui à partir de prototypes plus archaïques, nommément les parents du patient. Or, le concept de “transfert” implique une médiation: quelque chose ne se trouve plus dans son lieu originaire car elle est délocalisée, devenue autre qu’elle-même, aliénée par rapport à son lieu propre initial. Le concept de transfert implique que le référent et le sens ne coïncident plus – une séparation que la phénoménologie ne peut pas tellement tolérer. Elle ne peut pas accepter l’idée qu’un affect puisse être “analysable” en composantes, et que donc un sentiment de rancune à l’égard d’une certaine personne (par exemple, le père) puisse changer de personne (l’analyste). Tandis que pour la psychanalyse tout affect est articulé et donc séparable en parties ou éléments - l’affect a quelque chose de la machine - pour un phénoménologue l’être-dans-une-tonalité-affective est inséparable de la chose qui manifeste chez nous cette même tonalité. Pour la phénoménologie, l’affect ne se trompe jamais de personne, comme nous l’avons dit. Si par exemple j’aime ou je déteste Jules César, ce n’est pas que j’aime ou je déteste ma représentation de César: j’aime ou je déteste le César de l’histoire. Nous ne pouvons jamais scinder la chose de l’objet-représentation ou sens que nous constituons. Mais pourquoi “nous ne pouvons pas”? Parce que le phénoménologue croit que son jeu - qui implique la renonciation à cette scission - est le seul qui permet de dire la vérité sur les affects humains.

 

4. La charité compréhensive

 

Le défi de Binswanger: décrire l’Erlebnis psychotique comme une forme de subjectivité, pour nous la rendre enfin compréhensible. En effet, pour Binswanger, l’explication freudienne des souffrances psychiques ne nous les rend pas compréhensibles. La science ne nous donne jamais accès à une compréhension du monde: elle nous permet seulement de prévoir avec exactitude certains phénomènes à partir d’une situation donnée. Le monde thématisé par la science est une machine que nous pouvons connaître mais où il n’y a rien à comprendre. Et ce qu’on peut comprendre ce ne sont pas les étants matériels, mais le sens que ces étants constituent pour un Etre-le-là.

  Et qu’est-ce que signifie rendre compréhensible un délire, quelque chose qui - par définition – nous ne comprenons pas? La capacité de distinguer les objets imaginaires des objets réels est un aspect de notre être-dans-le-monde: l’intentionnalité qui me donne ce livre-ci comme objet de perception est tout à fait différente de celle qui me le donne comme objet de mon imagination. Or, le psychotique enfreint de manière incompréhensible cette différence: ce qui est imaginaire pour nous est vécu par lui comme une évidence réelle, et ce qui est réel pour nous est vécu par lui comme expression d’intentions signifiantes. En outre, cette incompréhensibilité concerne aussi l’être-avec-les-autres du psychotique, à savoir, sa vie morale.

  Dans les années 1970 un étudiant japonais tua sa fiancée hollandaise, découpa le corps en morceaux, garda les morceaux dans le frigidaire et les mangea petit à petit. Il s’agit d’un acte aux limites de l’humain, monstrueux. Le défi du psychiatre phénoménologue consiste à nous rendre compréhensible cet acte (ce qui ne veut pas dire pardonnable). Mais qu’est-ce que cela veut dire rendre compréhensible l’Erlebnis à la source d’un comportement qui a réduit un autre être humain à un aliment? D’habitude, quand nous voulons être compris nous disons “mets-toi dans mes chaussures” - mais est-il possible de se mettre dans les chaussures d’un cannibale? On peut expliquer ce comportement à travers la spécificité des connexions synaptiques dans le cerveau du cannibale, ou à travers les projections introjectives dans son rapport précoce avec le sein maternel, ou à travers l’influence de la société de consommation sur un jeune oriental - en tout cas, il s’agit toujours d’explications causales. Le phénoménologue les ignore.

Il pourra plutôt faire remarquer qu’il s’agit ici d’un cas limite d’“amour dévorant”. Même si mes amours n’ont jamais été dévorants, je comprends bien quand on me dit “X aime Y d’un amour dévorant”. C’est une façon de décrire la spécificité intentionnelle de cet amour: un mode affectif qui ne se limite pas à pénétrer, accueillir, sauvegarder l’autre, mais à le faire disparaître à l’intérieur de soi en le détruisant comme autre-que-soi. Dans le cas du japonais, la dévoration métaphorique est devenue littérale, il nous apparaît ainsi comme un cas limite d’une modalité d’amour qui nous est familière. Les schizophrènes ne sont pas moins “aliènes” que le cannibale, mais Binswanger essaye de nous les rendre compréhensibles : nous avons l’impression que ce qu’ils sont une prolongation vers l’extrême de ce que nous mêmes sommes.

C’est ainsi que la méthode phénoménologique a rencontré un certain succès dans la psychiatrie du XXe siècle, car elle étendait au fou ce que d’autres philosophes, dans le cadre de la philosophie analytique, ont appelé le principe de charité[12]. Par ce principe, on présuppose que des arguments qui nous apparaissent à première vue illogiques, irrationnels, bref “fous”, aient leur logique et leur rationalité que nous nous engageons ainsi à retrouver. De cette façon, la phénoménologie a pu inspirer le mouvement anti-psychiatrique des années 60 et 70 (Laing, Cooper, Esterson en Grande-Bretagne; Basaglia et Napolitani en Italie; Deleuze et Guattari en France ; etc.), en syntonie avec les mouvements de contestation radicale de l’époque. Ce mouvement cherchait à rendre intelligible le mode de penser psychotique à ceux qui n’étaient pas psychotiques, en annulant ainsi la barrière discriminante entre sains et malades. Le projet phénoménologique est apparu à plus d’une génération de psychiatres comme le marxisme à ceux qui voulaient libérer les déshérités de la Terre: un instrument conceptuel sophistiqué au service d’une libération éthico-politique. Selon cette anti-psychiatrie, il ne faut pas “soigner” la folie: il faut en revanche la rendre intelligible, à travers le dialogue et la relation empathique en tant qu’une forme de subjectivité. Il faut en somme savoir vivre avec la folie: tâche qui n’est pas seulement celle des proches du psychotique, mais d’abord du psychotique lui-même[13].

Je n’ai pas l’intention de critiquer le projet “charitable” de ces courants. Je crois néanmoins que ce mouvement a trouvé dans la phénoménologie un allié suspect (de la même manière que, tout compte fait, les projets d’émancipation ont trouvé dans le marxisme un instrument qui a risqué, plus tard, de les discréditer). Comme nous le verrons, la phénoménologie peut mener aussi à un renforcement de la barrière entre santé et maladie.

 

5. L’échec de Binswanger

 

L’oeuvre de Binswanger en particulier a-t-elle été à la hauteur de son projet? Aujourd’hui la réponse semble être clairement : non.

  Les psychanalystes – et surtout ceux qui s’inspirent de la phénoménologie - sont frappés, dans les descriptions pathographiques de Binswanger, par le quasi total effacement de soi-même comme psychiatre. Bien qu’il montre une culture philosophique bien plus sophistiquée que celle de Freud, son écriture clinique - d’ailleurs de haute qualité littéraire - paraît bien davantage en arrière par rapport à celle de Freud. Lorsque Freud parle de l’analyse de Dora ou de l’Homme aux Rats, par exemple, nous voyons bien toujours une relation entre l’analyste d’une part et Dora ou l’Homme aux Rats d’autre part: nous savons ce que “les patients” ont dit ou fait face à Freud, et comment celui-ci a réagi sur le coup. En cela Freud rompt - dans la forme et dans la substance - avec la littérature psychiatrique classique (peut-être parce qu’il n’était un professeur, mais juste un “guérisseur” consacré à la simple pratique privée). Au contraire, Binswanger lui-même n’apparaît que très rarement dans ses analyses cliniques, même pas comme observateur - dans la lignée de la tradition psychiatrique allemande, marquée spécialement par l’oeuvre de Kraepelin.

  Pourtant Binswanger a bien écrit:

Le point de départ, c’est-à-dire le fondement, du jugement diagnostique du psychiatre n’est pas seulement l’observation de l’organisme du patient, mais surtout est le fait de se mettre en rapport et de communiquer avec lui en tant qu’il est un homme, c’est-à-dire en tant qu’il est co-être-le-là (mitdaseiend); en ce sens-là il ne s’agit pas essentiellement de l’attitude du ‘clinicien’ envers son objet scientifique, mais de son comportement co-humain ‘fondé’ en égale mesure sur le ‘souci’ et sur l’amour. De cette façon l’essence de la condition du psychiatre va au-delà de tout savoir matériel et même au-delà des possibilités objectives qui sont reliées à celui-là, à savoir au-delà de la science[14], de la psychologie, de la psychopathologie et de la psychothérapie.[15]

 

Contre les explications objectives de la psychologie, Binswanger fait constamment appel à des expressions comme “mise en rapport”, “communiquer”, “co-être-le-là” ou “co-présence”, “co-humanité”, “être-avec”, “souci et amour pour l’autre” etc. En général, la littérature psychiatrique phénoménologique déploie toutes les connotations possibles d’une intersubjectivité qui s’auto-exalte comme affectueuse et compatissante. Pour cette raison, il est d’autant plus frappant de constater, en lisant le Binswanger clinicien, à quel point son approche reste liée à la tradition descriptive de la psychiatrie classique - une grande tradition “objectiviste”.

  Binswanger a bon nous répéter qu’il veut comprendre “sur la base de la transcendance même [au-delà de la matérialité et de l’objectivité] l’être humain comme “être-dans-le-monde et être-au-delà-du-monde”: son mode d’écrire et de décrire dément son “idéologie” philosophique. Ses sujets malades restent tout de même, dans son écriture, les objets d’enquête d’une zoologie phénoménologique. Binswanger écrit comme un Dieu contemplateur, qui comprend du dehors l’être-dans-le-monde de ses patients. Il dit que la sienne est “la théorie, purement descriptive, de l’essence des configurations immanentes de la conscience”[16]. A quoi Heidegger justement répond : “Qu’est-ce que signifie ‘description’ (‘Deskription’)? Toute description est une interprétation!”[17]  Comment ne pas partager son exclamation! En effaçant complètement la réflexion sur son mode d’être-avec-le-souffrant-mental - en occultant donc sa décision interprétante, sa partialité - Binswanger nous propose une description sournoisement “objectiviste” de la maladie mentale.

Est-ce que l’écriture de Binswanger est “objectiviste” car, à la différence de Freud, il ne raconte pas sa pratique thérapeutique? Certes Binswanger essayait aussi de soigner ses patients - nous savons qu’en fait il utilisait couramment ces mêmes techniques psychanalytiques qu’il tenait à distance dans son œuvre théorique[18]. Il y a eu une séparation nette entre le Binswanger psychanalyste-thérapeute - qui opère mais n’écrit pas - et le Binswanger Daseinsanalyste - qui n’opère pas mais écrit[19]. Comme écrivain, Binswanger cultive l’illusion d’une description qui puisse révéler de manière transparente l’être-dans-le-monde du malade à la compréhension d’un observateur qui n’interfère pas avec son objet à travers ses désirs, préjugés, attentes, anticipations. Mais l’unité de l’être-dans-le-monde du patient, que Binswanger pense reconstruire ainsi, résulte être une unité gelée, comme les fleuves que nous voyons sur les cartes géographiques: des lignes bleu immobiles qui ne coulent pas.

  Aujourd’hui la position pragmatiste, illustrée par le mot “pour connaître la pomme, il faut d’abord la manger”, prévaut, et non seulement parmi les phénoménologues. La connaissance est conçue comme une forme d’interaction. Expliquer implique toujours des actions sur la chose à expliquer: questionner, mesurer, déclencher, provoquer, isoler, etc. Il s’ensuit que la seule manière de comprendre la maladie mentale serait de la soigner: c’est-à-dire de l’effacer. Cette manière activiste de comprendre le “comprendre” paraît aussi plus proche de l’esprit phénoménologique. Pour comprendre mon patient, tout comme pour expliquer sa souffrance, je dois en tout cas faire quelque chose: lui poser des questions, par exemple, ou bien le soumettre à un scanner, ou à des tests. Ce que j’aurai compris de lui sera le résultat de ce que j’aurai fait avec lui et de lui.

  Mais cela implique, à mon avis, que la distinction - ou l’abîme - entre compréhension et explication ne peut plus tenir: les deux impliquent des stratégies pour que “la chose” me révèle un secret. Justement parce que la compréhension de l’autre passe à travers la décision de ma pratique, qui est toujours partielle, cette compréhension ne pourra pas être immédiate - donc, elle sera aussi tentative d’explication. Si je ne peux connaître une pomme qu’en la mordant, ma compréhension sera dépendante de la médiation de mes morsures, qui deviendront donc un instrument explicatif. Ma compréhension – du psychotique aussi - sera toujours construite. Il faudrait alors abandonner le présupposé phénoménologique d’une compréhension totalisante et immédiate de l’autre.

 

6. L’anathème de Heidegger

 

Il ne faut pas s’étonner que l’oeuvre de Binswanger ait été attaquée par des phénoménologues. Et en premier lieu - même avec violence - par Heidegger lui-même, qui a écrit:

 

En substituant le terme sujet avec celui de subjectivité, Binswanger ne dépasse pas la représentation du sujet, bien au contraire, en faisant cela il l’accentue et l’affermit, car le concept de subjectivité désigne et met en relief seulement encore, et de façon explicite, le mode d’être particulier du sujet. Si, ensuite, Binswanger croit aussi de dépasser le ‘mal incurable de la psychiatrie’, comme l’appelle-t-il, en entendant par là la scission sujet-objet, en faisant qu’une subjectivité ‘se transcende’ hors elle-même vers les choses du monde extérieur, en ce cas-là il n’a pas vraiment compris ‘la transcendance’, telle quelle je l’ai pensée dans mon écrit Von Wesen des Grundes. En second lieu, il ne dévoile pas de quelle manière un se transcender, au sens que je viens de dire, pourrait arriver, à savoir, de quelle manière une subjectivité, représentée en premier lieu comme immanence, serait en état d’avoir même seulement le moindre présage d’un monde extérieur. L’être-dans-le-monde n’est à entendre absolument jamais comme une qualité propre d’une subjectivité représentée d’une façon quelconque, mais bien elle est, dès le début, l’existence de l’homme même.

  Pourtant, Binswanger démontre le malentendu, de la manière la plus grossière, de ma pensée dans son livre Les formes fondamentales et la connaissance de l’Etre-le-là humain. Ici il croit devoir intégrer le ‘souci’ et ‘le se soucier’ à travers ‘un mode d’être ã deux’ et à travers un ‘être au-delà du monde’. Par là, il révèle seulement qu’il méconnaît ontiquement l’existential fondamental, en somme, le trait essentiel de l’existence humaine, à quoi j’ai donné le titre supérieur de ‘souci’; bref, il prend le concept de ‘souci’, que j’avais pensé ontologiquement, pour un mode singulier d’exécution ontique de ce trait essentiel, c’est-à-dire pour un mode de comportement au sens d’une attitude lugubre et inquiète-soucieuse d’un homme déterminé. ‘Souci’, bien au contraire, en tant que constitution existentiale fondamentale de l’Etre-le-là, au sens de Sein und Zeit, n’est ni plus ni moins que le nom pour l’essence globale de l’Etre-le-là, en tant que celui-ci est toujours déjà remis à quelque chose qui se montre à lui et, par rapport à cette chose-là, constamment dès le début, il est toujours absorbé chaque fois par un rapport avec celle-là, quel que soit son mode de rapport. Dans un tel être-dans-le-monde comme ‘souci’ se fondent donc co-originairement aussi tous les modes ontiques de comportement soit de ceux qui aiment, que de ceux qui haïssent, que de l’impartial savant de la nature, etc. D’autant moins, alors, faut-il parler d’un ‘être au-delà du monde’, si on ne confuse pas - comme Binswanger le fait constamment - des cognitions ontologiques avec des données ontiques. Le ‘monde’, au sens de l’analytique de l’Etre-le-là de Sein und Zeit, ‘à l’intérieur’ de sa sphère, laisse devenir manifeste même ce qui gît au-delà du ‘monde’ de Binswanger, c’est ainsi que l’’être-monde’, si on l’entend de manière correcte, dans sa connexion avec l’existence humaine, non pas seulement n’a pas besoin d’un ‘être du-delà du monde’, bien au contraire, cela rend une chose telle tout à fait pas du tout possible[20].

 

Un éreintage dur, n’est-ce pas! Et puisqu’il venait d’une telle autorité, Binswanger s’est vu contraint de “reconnaître ses erreurs” et faire acte de contrition phénoménologique. Tout en se tournant à nouveau, dans ses écrits plus tardifs, vers l’herméneutique de la subjectivité de Husserl[21].

  Dans un mode phénoménologique Heidegger fait à Binswanger des critiques assez proches de celles que je viens d’avancer. Heidegger dénonce chez Binswanger, dans la terminologie qui est la sienne, cette “objectivation de la subjectivité” que nous avons repérée dans son écriture, avant même d’en analyser les contenus conceptuels.

  Mais alors une question s’impose: est-ce qu’une psychiatrie véritablement phénoménologique, capable d’échapper à l’objectivation du sujet, sera à jamais possible?

  Réduite à son noyau, la critique de Heidegger tourne autour du fait que Binswanger aurait confondu l’ontologique avec l’ontique, qu’il n’aurait pas saisi la portée de la pensée de la différence ontologique elle-même. Mais la question ne fait que resurgir: une psychiatrie qui n’aplatisse pas l’ontologique à l’ontique est-t-elle possible? Est-ce qu’une pratique est possible qui montre à même l’ontique le niveau ontologique? Peut-on faire émerger le Souci de l’Etre comme constitutif de la souffrance mentale?[22] (Le phénoménologue préfère parler de “souffrance” plutôt que de “maladie” mentale: la maladie évoque un processus matériel, tandis que la souffrance est toujours subjective.)

  Il ne me semble pas que les contributions apportées par d’autres psychiatres d’orientation phénoménologique - plus fidèles au sens de la différence ontologique, comme c’était le cas de Medard Boss - soient allées bien au-delà de l’énonciation du projet éthique de respecter le malade comme être subjectif (ce qui, certes, n’est pas négligeable).

La littérature psychiatrique phénoménologique a pris deux chemins différents. Dans l’un elle a fait sienne la méthode analytique de Freud, prenant toujours  soin de distinguer l’approche éthico-thérapeutique de Freud de sa métapsychologie. Une grande partie de la psychiatrie phénoménologique (qui s’appelle aujourd’hui plutôt herméneutique) joue toutes ses cartes en opérant une séparation chirurgicale entre “les deux Freud”: d’un côté le Freud voué à un dialogue avec la personne souffrante dans le but de comprendre le sens (non pas la cause!) de ses souffrances (non pas symptômes!); de l’autre il y aurait “l’auto-malentendu scientiste” de Freud, qui construit une théorie causale de l’appareil psychique, basée sur des hypothèses biologiques et psychologiques. Ainsi, une partie de la psychiatrie phénoménologique s’est avérée être en somme une dépuration spiritualiste de la théorie psychanalytique.

  Un autre chemin psychiatrique inspiré par la phénoménologie inclut, au contraire, la psychanalyse - et les psychothérapies en général - dans une contestation radicale de l’approche technique à la souffrance mentale. On va dire quelque chose de ce courant plus radical.

 

7. Basaglia, la folie et son double

 

L’œuvre de Franco Basaglia, visant à détruire les hôpitaux psychiatriques, a joué un rôle très important en Italie. Son apostolat a conduit à la loi italienne de 1978 qui interdit la constitution d’hôpitaux psychiatriques. Ce qu’on ignore souvent, c’est que le combat éthico-politique de Basaglia a été essentiellement inspiré par sa formation phénoménologique[23]. Basaglia ne voulait pas seulement libérer les malades des asiles, son combat était, au sens large, métaphysique: les institutions psychiatriques n’étaient pour lui qu’une variante de la réponse technoscientifique à la souffrance humaine.

  Basaglia était rompu à la dialectique phénoménologique. Ainsi il s’est toujours bien gardé d’affirmer que la “cause” de la maladie mentale étaient justement les instances qu’il dénonçait - l’asile, la société ségrégative. Il n’a jamais adhéré à une grossière théorie sociogénétique de la psychose, populaire à l’époque: “on devient fous car notre société nous rend fous”. Il ne niait pas que la maladie mentale fût réelle, qu’elle puisse avoir des causes organiques. Donc il ne tombait pas dans la naïveté de critiquer la cure psychiatrique en tant que telle: il n’en critiquait que les usages de ségrégation et objectivation. Il avait l’habitude de dire que son combat consistait à se confronter plutôt avec le double de la folie, c’est-à-dire avec la réponse de la société au fou: le fait de l’isoler dans des asiles, d’en faire l’objet passif des manipulations du psychiatre technocrate, etc. “Nous ne savons même pas ce que la folie est vraiment - disait-il - car nous n’avons face à nous que ce que la psychiatrie a fait d’elle”. Grâce à cette distinction - entre une “folie en soi” et “un double” qui est l’interprétation que la société technoscientifique en produit - Basaglia certes évitait l’anathème que le phénoménologue lance à l’égard de quiconque fasse usage d’instruments phénoménologiques pour retomber dans des déterminations causales.

  Pourtant l’escamotage basaglien reste provisoire et fragile. Aujourd’hui, grâce aussi aux réformes comme celle inspirée par Basaglia, “le double” de la folie - les institutions psychiatriques classiques - a été en grande partie éliminé: le psychiatre aujourd’hui se confronte davantage avec la vraie maladie, en admettant qu’elle existe. Cette confrontation lui renvoie dramatiquement la question des causes de cette maladie – et le dilemme réapparaît. Si je pense que la maladie a quand même des causes - neurologiques, psychologiques ou sociologiques - alors je ne pourrai pas éviter le recours aux techniques adéquates pour les éliminer. Dans cette perspective, la spéculation phénoménologique se révèle à la fin peu pertinente en psychiatrie. Ou alors – et cela sera le défi du phénoménologue plus ambitieux - “la vraie folie” sera conçue comme un double d’elle-même. Il dira que la cause de la maladie est justement une forme de vie qui réduit l’être humain à l’homo natura, à savoir que la cause de la maladie ce sont les technosciences elles-mêmes qui visent à contrôler et manipuler les êtres humains. Mais la compréhension de la maladie se réduit alors à une hypothèse explicative classique : une forme de vie “causaliste” est la cause de la souffrance.

 

8. Technique et société enfantine

 

La phénoménologie a été utilisée par des générations de psychiatres comme une arme dans le combat contre toute approche technique au trouble mental. Même les techniques purement psychologiques sont rejetées en tant qu’elles morcellent l’unité vivante du sujet comme être-dans-le-monde. De cette manière, le renoncement au traitement technique de l’autre sujet se résume dans un acte d’engagement éthico-prophylactique: on dénonce l’origine de la maladie dans la Technique elle-même.

  A l’unité - comme un tout non décomposable en parties - du flux historique et vivant du Moi, s’oppose ce que pour la tradition phénoménologique est proprement le Mal. Celui-ci prend des figures différentes - la bureaucratie qui ne te regarde jamais dans les yeux, les institutions rigides, les églises constituées, la compétition universelle, le calcul utilitaire, l’échange marchand, l’explication objective des actes humains -, mais l’instance la plus inquiétante et diffuse est la Technique. Souvent ce qui se tourne vers la phénoménologie est quelqu’un qui déteste les technosciences, et tout ce qui est relié à elles (spécialement, l’anglo-américanisation de la planète). Cette hostilité ne concerne pas seulement un certain courant phénoménologique, elle plonge ses racines dans la tradition humaniste de l’Occident chrétien. La phénoménologie a hérité de l’hostilité romantique par rapport à la raison computationnelle qui impliquerait la “perte de l’essentiel”; la phénoménologie a pris le relais de l’idéalisme allemand du XIXe siècle comme philosophie d’élection de tous ceux qui s’opposent à l’aride raison calculatrice des Lumières. Mais, à la différence de l’idéalisme, qui faisait appel à l’infini et à l’absolu du Geist, la phénoménologie mise sur la subjectivité finie (l’Etre-le-là comme souci de l’Etre) et sur la primauté du monde-de-la-vie. C’est sur le fond de cette pulsion “romantique” que la spéculation phénoménologique même la plus pure doit être comprise.

  La technique est une forme de vie qui s’oppose à la Vie - bien que la Vie soit la source de toutes les formes distinctes et séparées dans lesquelles la technique consiste. La technique scinde et analyse ce qui devrait rester, dans son essence originaire, unité du flux. La spéculation phénoménologique se lie donc historiquement à une dénonciation radicale du monde moderne en tant qu’il serait dominé par la technique et le savoir explicatif. Cette critique fait appel à l’intégrité de la vie contre les abstractions de la pensée analytique.

  Mais la vie à laquelle la phénoménologie s’appelle n’est pas la vie que le biologiste ou le psychologue étudient, en tant qu’objet de leur effort explicatif. Dans le laboratoire, le biologiste ne rencontre jamais “la vie”: il ne rencontre que des cellules, des chromosomes, l’ADN, des neurones et des synapses, en somme des mécanismes matériaux. Et le psychologue ne rencontre que des représentations objectivables. Au contraire, le monde de la vie (Lebenswelt) du phénoménologue évoque une “vie transcendantale” qui n’a pas de rapport (ou mieux, qui a un rapport mystérieux, irrésolu) avec la vie des sciences psycho-biologiques. C’est la vie vivante - plus que la vie vécue - qui ne peut pas être objectivée. Puisque cette vie est inséparable de la conscience de soi, les pauvres animaux en sont exclus.

  En somme, le “cœur phénoménologique” a repris des motifs et des soucis de la tradition rousseauiste. La société technoscientifique contemporaine est refusée comme étant une contre-nature - la vraie nature ou Lebenswelt est envisagée dans l’optique phénoménologique comme la spontanéité immédiate du sentir.

Ce sont d’habitude les représentants les plus naïfs, les moins philosophiquement surveillés, d’une tendance intellectuelle qui en montrent en pleine lumière certains présupposés éthiques et esthétiques. Il en va de même pour la phénoménologie. Je me rappelle d’un débat, il y a des années, sur la réforme psychiatrique en Italie. Un psychiatre du mouvement de Basaglia, imbu de Husserl et Binswanger, lorsqu’il entendit parler de techniques de cure, s’écria: “Mais quelles techniques! Pour moi la santé est le fait d’être au milieu d’enfants dans la rue, qui jouent joyeusement!” Je trouve que de telles sorties – en dépit de leur odeur douceâtre et Kitsch - offrent des clefs pour comprendre certains phénoménologues bien plus sophistiqués que le psychiatre en question. En effet, l’enfant qui joue dans la rue évoque un “monde vital” pré-technologique et heureux - avant la puériculture rationalisée d’aujourd’hui - proposé comme un modèle idyllique de “société naturelle” où l’aliénation mentale serait impensable. Toute technique est condamnée comme contre-nature parce qu’on présuppose une “culture naturelle” dont le rassemblement enfantin serait le prototype: un être-avec immédiat, diffus, où il ne se creuse aucune distance individualiste au service du calcul et de la maximisation de l’utilité personnelle. La phénoménologie a nostalgie d’un Eden à la fois philosophique et moral (qui n’a jamais existé): la spontanéité d’un étant en contact avec la source du monde comme apparition merveilleuse.

 

9 La source et le fleuve

 

L’ancienne figure de la source et du fleuve peut servir pour comprendre l’ambition de la phénoménologie (et peut-être son échec). Le rappel phénoménologique de l’unité vivante du Moi dans son historicité est comme le rappel de la primauté de la source sur le fleuve: la source d’un fleuve n’est pas une partie du fleuve, mais elle en est la condition préalable. La source est l’Ouverture du fleuve, la métaphore de la condition transcendantale du fleuve lui-même. Et toute partie du fleuve est inséparable de la totalité du flux: elle est la projection anticipée de son passé. Le “fleuve” est la vie mondaine qui s’écoule - c’est le refluer de notre vie ontique, tandis que la “source” est ce vers quoi la phénoménologie nous tourne. La phénoménologie dans le fond méprise la bouche du fleuve - aujourd’hui, le monde dominé par les technosciences, le libéralisme et le marché - elle regrette le fleuve lorsqu’il était encore proche de la source. Mais il est impossible pour le fleuve de remonter à sa source. Le monde - à chaque époque - est une étape du fleuve, un flux qui, depuis toujours, a abandonné son origine. C’est ce que la phénoménologie nomme la déjection inévitable de l’Etre-le-là dans le monde.

  La phénoménologie a voulu thématiser l’essence - dans notre métaphore, la source - du vivre humain. Mais quand on parle de l’essence on l’“objective”, donc au fond on la perd. Au fur et à mesure qu’on parle de la source à travers un fleuve de mots, on s’éloigne d’elle.

  La meilleure phénoménologie s’est rendue compte que la prétention de dire la source à travers le fleuve de mots est promise à l’échec. Certainement la source - c’est-à-dire, la Vie qui produit les formes de savoir et de vie comme ses possibilités - doit être toujours pré-sup-posée. Mais n’est-t-il pas une illusion philosophique de croire qu’on puisse poser discursivement le présupposé sans le manquer? Hors de métaphore, dès que le présupposé (la Lebenswelt) est posé et thématisé dans le discours (philosophique ou autre), il cesse ipso facto d’être tel, il tend à s’aliéner dans les concepts qui prétendent le manifester - dans la propagande phénoménologique, qui est à mon avis une vision du monde, ni pire ni meilleure que d’autres. On finit alors par rêver - même politiquement - un fleuve qui remonte à sa source... une société heureuse d’enfants qui ne se soucient que de l’Etre.

Comment alors la source - le présupposé, l’antécédent, la vie - peut être dite dans le discours-fleuve phénoménologique, tout en restant source? Par exemple, est-il possible de parler de l’Etre de manière qu’il ne se réduise pas lui-même à une sorte d’étant?[24]

  C’est pour cette raison que la phénoménologie la plus sophistiquée essaye de faire signe vers ce qui est essentiel, la source: elle cherche à se limiter à l’indiquer comme présupposée, et non pas la poser comme objet du discours. C’est cela le pari acharné de la phénoménologie: s’il est vrai que sur ce dont nous ne pouvons pas parler il faut nous taire[25], nous pouvons néanmoins l’indiquer. (De là l’idée que l’être de l’étant ne peut être témoigné qu’éthiquement et esthétiquement.) Mais le geste d’indiquer indirectement s’accompagne souvent d’une illusion: celle de croire que le mode phénoménologique d’être éloigné de la source - car le fleuve ne peut que s’éloigner de sa source - est meilleur que celui des autres. Qu’il puisse y avoir une vie plus authentique (plus vraie, plus essentiellement vie) qu’une autre. Mais je crains qu’on ne puisse pas vivre essentiellement: il n’y a pas de vies ontologiques. Le fleuve de la vie (la déjection de l’Etre-le-là) est toujours, nécessairement, inauthentique, il est un éloignement de l’essence.

  Etant donnée cette impossibilité d’inscrire la source dans le fleuve ontique de l’histoire, la phénoménologie se trouve alors face à un double canal vers lequel refluer. D’une part elle est portée à une critique de “la bouche moderne du fleuve” en tant qu’il aurait oublié la source - c’est tout le thème husserlien de la “crise des sciences européennes” qui auraient oublié l’essence. Mais le jeu prédictif et re-constructif des sciences n’est autre qu’une partie du flux du fleuve... En s’éloignant de sa source, le fleuve ne la trahit pas, plutôt il la déploie, l’installe après-coup. Le monde moderne technoscientifique n’est ni plus proche ni plus lointain par rapport à l’essence de la vie que n’importe quel autre monde: simplement il déploie une des possibilités de développement de la vie. L’important est beaucoup plus de voir que la vie a pu actualiser d’autres possibilités dans le passé et qu’elle pourra en actualiser d’autres encore dans l’avenir, que de dénoncer la possibilité actuelle comme une... perte du sens de la possibilité.

  D’autre part la phénoménologie tend à montrer l’impact de la source sur le fleuve même, en somme, à “objectiver l’essence” même si elle se défend de le faire. En psychopathologie, elle se consacre alors à montrer comment l’essence humaine - l’être-dans-le-monde, la liberté de l’Etre-le-là - est parfois manquée. Mais dans la mesure où la phénoménologie décrit la dite pathologie comme objectivation de la vie, elle finit inévitablement par objectiver cette essence dont l’oubli mènerait à l’objectivation. La subjectivité vient à être objectivée par la phénoménologie elle-même, qui paraît donc se faire ainsi complice de l’objectivation morbide: “vivre selon l’essence” devient une norme de fonctionnement, un critère de discrimination diagnostique.

Pour Freud, le trouble psychique nous met en contact avec quelque chose en perspective d’universel chez les êtres humains: grâce à l’aliénation mentale, un niveau authentique de chacun émerge. Au contraire, la phénoménologie tend à évoquer l’authenticité du sujet dans un registre normatif: la psychopathologie est décrite comme une déviation de l’authenticité considérée comme norme implicite de la subjectivité. Même lorsque la phénoménologie devient anti-psychiatrie, son souci de la norme reste au premier plan: ce qui compte dans cette variante, c’est de montrer que la folie n’est pas une anormalité car elle exprime une possibilité de l’Etre-le-là. Même ici le but de “normaliser” prévaut sur l’assomption de ce que la folie porte de radicalement autre par rapport à ce que de l’être humain apparaît essentiel – justement lorsque la phénoménologie s’efforce de montrer que l’a-normalité n’existe pas, elle normalise forcément la folie elle-même, en en désamorçant l’aliénation radicale.

  Or, lorsque Heidegger reproche à Binswanger d’avoir confondu le plan ontique avec l’ontologique, il remarque un échec au fond inévitable de la pensée discursive à montrer l’ontologique: une fois posé clairement dans le discours, le présup-posé du discours cesse d’être tel. Cette objectivation de la subjectivité que Heidegger dénonçait chez Binswanger est un corollaire du fait que l’ontologique irréparablement toujours s’aliène et s’oublie dans l’ontique. La tentation phénoménologique est alors d’opposer le présup-posé au posé (l’ontologique à l’explicatif), en en revendiquant la primauté. S’agit-il alors uniquement d’une erreur de Binswanger, ou d’une critique à laquelle toute application de la phénoménologie à la vie donnée se trouvera toujours, nécessairement, exposée? La psychiatrie phénoménologique nous semble destinée à osciller sans cesse entre une description objectivante de la subjectivité et la dénonciation romantique du Mal.

  Par exemple, Heidegger nie nettement - dirais-je dogmatiquement - que l’angoisse puisse être l’objet d’enquête psychologique. L’angoisse ne peut être que thématisée, d’aucune manière elle ne peut devenir l’objet d’une explication. Et pourquoi? Parce que l’expliquer comme un objet serait une façon “non adéquate à la nature de la chose-angoisse”. Mais Heidegger plus que tout autre a critiqué la métaphysique occidentale parce qu’elle se fonde précisément sur un concept de vérité comme adéquation du discours à la chose. Heidegger dit: “faire des discours scientifiquement adéquats à l’angoisse n’est pas adéquat à la chose-angoisse”. Entre la science et la psycho-philosophie, il s’agit de niveaux différents d’adéquation, mais tout de même d’adéquation[26]. On pourrait reprocher en somme ici à Heidegger ce qu’il reproche à Binswanger: que sa manière non métaphysique d’envisager la vérité est bien encore métaphysique. La Source est alors thématisée comme une sorte de Sur-fleuve: toute analyse phénoménologique sera toujours encore trop peu phénoménologique. Dès que la phénoménologie se met à parler, elle cesse d’être pure, donc on peut toujours faire mieux - mais le meilleur discours phénoménologique ne pourra être qu’une ostension silencieuse.

 

10. La Barrière cartésienne et ses dilemmes

 

L’approche phénoménologique se focalise trop souvent sur des critères de distinction entre santé et maladie psychiques qui sont, en fin de compte, des critères diagnostiques semblables à ceux de la psychiatrie traditionnelle. “[Les nouvelles vues de Heidegger] - écrit Medard Boss, psychiatre élève de Heidegger - mettent dans nos mains les moyens pour déterminer de façon appropriée à l’homme et de façon rigoureuse l’être sain et l’être malade d’un homme”. En d’autres termes, la phénoménologie permettrait une diagnostique nouvelle qui se baserait sur des considérations non plus objectives mais ontologiques, c’est-à-dire sur la compréhension de l’Etre comme constitutive de l’Etre-le-là.

  En effet, la psychiatrie phénoménologique oscille entre deux extrêmes. D’une part, elle tend vers une pure anti-psychiatrie, vers l’annulation de toute distinction entre pathologie et santé mentales. D’autre part elle tend au contraire à renforcer le projet psychiatrique classique, en donnant une fondation existentielle aux anciens critères symptomatiques. La phénoménologie conduit ou bien à la mort de la psychiatrie, ou bien à son apothéose phénoménologique.

  Cette ambiguïté est liée à l’héritage, redéfini en termes ontologiques, du dualisme cartésien. La phénoménologie reste, malgré tout, une “méditation cartésienne”. La pensée des derniers siècles a été en grande partie dominée par la distinction entre les deux substances cartésiennes: la pensante et l’étendue. Entre les deux il y a une hétérogénéité absolue. Le monde étendu consiste en des mécanismes mesurables, il n’y a là que des enchaînements causaux; tandis que la res cogitans - qui se manifeste à nous chez un seul étant: l’homo sapiens - est régie par la liberté de la raison, et elle ne présente que des enchaînements logiques. D’une part les choses sensibles explicables par des causes, de l’autre le libre règne de la pensée régie par des fins. “Le ciel étoilé au-dessus de moi - dit Kant - la loi morale en moi”[27]: d’un côté la mécanique des étoiles, de l’autre la liberté inconditionnée du sujet rationnel et moral. C’est de ce clivage que provient l’alternative sans issue entre une psychologie qui veut faire de l’âme une partie du ciel étoilé, un objet parmi d’autres objets, et une phénoménologie qui veut ignorer nos mécanismes étoilés au nom des lois du coeur. Tertium non datur.

Et qu’on ne me vienne pas à parler du fait que le tertium serait le langage! Le langage pour la phénoménologie n’est qu’une prolongation de la conscience, une sorte de conscience incarnée dans les signes.

  Or, la pensée cartésienne s’est trouvée toujours dans l’embarras devant l’être humain concret où les deux substances semblent se recouper. Depuis plus de trois siècles, la pensée occidentale est à la recherche de glandes pinéales qui permettent de décrire la vie des êtres humains à la fois comme effet de processus matériels et comme expression de processus cognitifs. Comment et où séparer, chez les humains, ce qui est explicable de ce qui ne peut être que compris?

  Comprendre et expliquer représentent deux points de vue sur le même fait, ou l’adéquation de l’un élimine la validité de l’autre? Par exemple, un homme qui a faim vole de la nourriture. Un psychologue positiviste expliquera ce vol comme effet d’une pénurie de calories chez l’agent, qui s’approprie de cette nourriture comme un chien affamé pourrait le faire. Au contraire, un juge se posera la question si la faim a été le véritable mobile de ce vol. Est-ce que le psychologue et le juge sont en train de parler de la même chose à partir de deux points de vue, de deux “jeux sociaux” différents, ou parlent-ils de choses différentes? Est-ce qu’un des deux jeux élimine la validité de l’autre? Or, le radicalisme phénoménologique dit: “le voleur, en tant qu’être humain, est un être libre; la faim est pour lui une motivation, non pas une cause; il aurait pu même supporter la faim et ne pas voler.” Selon ce radicalisme, chez l’être humain “la motivation” efface “l’explication”, qui sera dénoncée comme inadéquate à la chose-homme. En ce cas, un conflit irréductible se creuse quant à la façon de voir le fait humain: ou cela se comprend ou cela s’explique, tertium non datur.

  Chez Heidegger, nous n’avons plus la différence cartésienne entre deux substances, mais la différence ontologique. Ainsi la phénoménologie, quand elle doit se confronter avec les êtres humains concrets - par exemple, avec des malades mentaux ou névrosés - vient à se trouver dans un double bind assez semblable à celui de la tradition cartésienne. Jadis on disait que l’homme était un roseau pensant, aujourd’hui on dit qu’il est un étant qui se soucie de l’Etre. Mais lorsque le roseau délire, comment pouvons-nous le voir? Dans le délire, le roseau est-il encore en train de penser vraiment?  Il faudrait alors montrer comment la pensée peut comprendre le délire comme sa propre possibilité, en envisageant ainsi une pensée-pas-vraiment-pensante. Ou bien ne reste-t-il que le roseau?

  Face à ce noeud, le phénoménologue a devant lui plusieurs voies possibles, mais toutes insatisfaisantes, d’abord pour lui-même.

  Une première voie consiste à considérer la maladie mentale comme quelque chose de simplement et bêtement ontique: une lésion cérébrale ne permet pas à un être humain d’exercer sa liberté ontologique. Alors la psychiatrie reste étrangère à l’approche phénoménologique, qui vise toujours un être humain avec un cerveau non endommagé. Cette solution libère le phénoménologue de la tâche de comprendre la maladie mentale, mais elle est perçue par lui comme une défaite à la fois éthique et spéculative.

  Pourtant le phénoménologue est tenté de séparer rigoureusement le sain - qui illustre pleinement l’essence de l’être-un-être-humain - du malade - celui qui échoue cette essence. Comme le montre l’insistance de tels phénoménologues sur les catégories diagnostiques.

  Jusqu’à quel point certains comportements incompréhensibles chez l’être humain - par exemple un délire ou les discours des malades d’Alzheimer - sont compréhensibles phénoménologiquement en tant qu’ils constitueraient tout de même une modalité du comprendre humain? Et n’est-il pas un tour de passe-passe spéculatif de ramener à tout prix ce qu’on peut expliquer à une compréhension?

  Une deuxième voie consiste à se concentrer sur les modes d’être-dans-le-monde de celui qui manifeste des comportements et des pensées malades - c’est la voie où s’est engagé essentiellement Binswanger. Mais le prix que cette approche paye est de produire le sentiment d’une certaine fatuité littéraire. Le fait que sa description phénoménologique de l’être-dans-le-monde psychotique ne se risque jamais à inaugurer une action à l’égard de la maladie aiguise ce sentiment gênant. D’où la question brutale: mais qu’est-ce que ces malades mentaux en tirent du fait d’être décrits phénoménologiquement avec une telle acuité, dans un allemand si élégant? D’autant plus que - Heidegger dixit - cette description ne se révèle même pas phénoménologiquement correcte? Le sentiment qu’il y a de la futilité dans la description phénoménologique dérive justement du refus de prendre en compte les causes de la souffrance, en se concentrant sur le comment de l’être souffrant. Certes il peut être passionnant - surtout pour un écrivain - de décrire avec perspicacité la sensation de la douleur lorsqu’une dent est cariée, la façon dont la douleur modifie notre rapport au corps, au monde environnant, etc.; mais certes notre préférence va au dentiste qui ne se soucie pas de l’Erlebnis mais, en ayant découvert la cause de la douleur, cure la dent[28].

  On se demande en somme jusqu’à quel point les descriptions phénoménologiques de Binswanger ne sont l’otium du psychiatre après son travail - car son negotium ne peut pas ignorer (pour des raisons éthiques) les connexions causales, quelles qu’elles soient.

  Une autre voie de la phénoménologie, qui semble moins futile, consiste à mettre en rapport l’explication causale et la compréhension interprétative (bien que souvent cette combinaison ne soit pas admise par le phénoménologue). Cette tendance prend la forme d’une dénonciation éthico-politique de l’objectivation de la vie - nous l’avons vue chez l’anti-psychiatrie. Au lieu de formuler une explication de la souffrance mentale, celle-ci sera vue comme le sous-produit d’un monde dominé par l’explicativité scientifique. Les rôles dans la relation explicative se permutent: ce qui se donnait comme l’explication causale du mal, devient maintenant la cause du mal tout court. L’adversaire philosophique - l’objectivité explicative - devient maintenant un fléau social à dénoncer, en tant qu’il se concrétise dans des institutions et des formes de pouvoir maléfiques: la société technoscientifique dont le malade est la manifestation (non pas l’effet!).

  Mais si on évite ainsi la futilité descriptive, on paye néanmoins un prix: le phénoménologue réintroduit le discours explicatif causal à travers son opération dialectique. En effet, sa “compréhension” de la maladie comme produit de l’explicativité causale (incarnée dans des formes socio-technologiques de contrôle et de domination) fonctionne en fait comme une explication de la maladie: ce qui cause la maladie est le pouvoir de l’explication causale elle-même. La détermination des causes, chassée par la porte du temple compréhensif phénoménologique, revient par la fenêtre à travers la dénonciation, de la part de la “ belle âme ” (au sens hégélien), d’un monde dominé technoscientifiquement. Et de fait, une grande partie des militants qui ont suivi les traces des maîtres penseurs phénoménologues ont interprété la dénonciation anti-psychiatrique en ce sens causal: il fallait, par une action politique, prophylactique, éliminer les causes de la souffrance (la société répressive, la famille rigide, les asiles bureaucratiques et ségrégatifs). Pour tous, même pour les phénoménologues, la meilleure praxis reste toujours celle qui enlève les causes du mal, non pas celle qui se limite à en comprendre les raisons.

 

11. Maladie comme culpabilité

 

On est à nouveau confronté au dilemme cartésien: est-ce que l’être humain qui se montre pas libre (qui ne raisonne pas bien) est l’effet de causes ontiques ou bien c’est justement sa liberté ontologique qui l’emmène paradoxalement à se priver de la liberté? Cette renonciation à sa propre liberté, en quoi la maladie mentale consisterait, doit être comprise comme une conséquence de la liberté humaine. Paradoxe qui redouble celui qui n’a jamais cessé de tourmenter la pensée catholique: comment se fait-il que ce soit justement le libre arbitre qui conduit l’homme au péché, qui est la négation même de la liberté humaine?

La phénoménologie décrit comme “vie inauthentique” toute forme de choix qui renonce au choix: ce sont les vies qui choisissent la routine, le conformisme du “on dit, on fait”, qui considèrent leur existence comme une chose donnée et non comme un projet ouvert. Pour le phénoménologue, la tentation est forte de reconduire les diverses formes de psychopathologie au bavardage, à la curiosité, au malentendu, les trois formes de vies inauthentiques selon Heidegger. Je suis malade parce que j’ai choisi de ne pas être libre. Mais on risque alors de re-moraliser la maladie comme le Moyen Age théologique n’avait jamais osé le faire : comme un péché d’existence manquée[29]. L’humanisme phénoménologique risque de se résumer dans un avoir-à-faire trop sévère à l’égard de celui qui souffre. Nous savons combien notre culture moderniste est allée loin dans la culpabilisation du malade, même physique. C’est cette conception que Susan Sontag a attaqué, à juste titre, dans La maladie comme métaphore[30]: “si tu as un cancer, c’est ta faute!” La vogue de la psychiatrie organiciste d’aujourd’hui est, en partie, une réaction à une responsabilisation éthique excessive du malade mental et de sa famille, dans laquelle la phénoménologie a ses responsabilités.

 

12. Différence eidétique et différence ontologique

 

Si le monde technique, et la souffrance mentale elle-même, sont une manifestation de l’essence ontologique de l’être humain, pourquoi alors les critiquer? Pourquoi la pensée de la différence ontologique débouche en fait sur une critique de la modernité et de ses pratiques, y compris celles de la psychiatrie? Qu’est-ce qui, dans la pensée de la différence ontologique, conduit au projet de la Grande Réforme (même psychiatrique) que la phénoménologie entre les lignes a promu?

  Bien que Heidegger et les heideggériens considèrent leur pensée comme une rupture radicale par rapport à la métaphysique occidentale, il me semble en revanche qu’il s’agisse d’un prolongement du projet originaire de la philosophie depuis la Grèce. En effet, la différence ontologique relance et aggrave une différenciation constitutive de l’acte philosophique originaire, que j’appellerais la différence eidétique. Depuis Socrate, ou même avant. Dans les Dialogues, Socrate questionne son interlocuteur, par exemple, sur “qu’est-ce que la beauté?” L’interlocuteur s’en tire d’habitude par une liste: les beaux vases, les beaux navires, les beaux garçons, les beaux discours, etc. A quoi Socrate objecte qu’il n’a pas demandé une liste d’étants beaux, mais l’eidos de la beauté elle-même (eidos est l’aspect formel - l’apparition). Toute la force et l’innocence de la tradition philosophique occidentale vient de ce geste inaugural: qu’il ne faut pas confondre l’ensemble des choses belles avec la beauté (comme idée, forme, espèce, ousia, universalium, etc.), ni l’ensemble des choses sages avec la sagesse, etc. La philosophie se base entièrement sur une décision d’abstraction qui présuppose une différence fondamentale: en termes platoniciens, entre l’eidos intelligible et les étants (eidola) sensibles. Chez Aristote, cette différence sera formulée comme différence entre l’être en puissance des formes et l’être en acte; chez Kant, comme différence entre le monde phénoménique et le Moi transcendantal législateur du monde, etc. Il n’est pas vrai que chez Platon, comme chez les penseurs successifs, cette différence soit pensée comme une séparation[31]. La séparation n’est que la forme mythique par quoi la philosophie, dès ses débuts, a cherché à illustrer la différence sur quoi la philosophie même se base: celle entre les étants multiples (les choses sensibles et les concepts) et l’unification conceptuelle. Ainsi les néo-platoniciens diront que la réalité véritable est l’Un, qui se manifeste par la pluralité des choses sensibles. Toute la tradition métaphysique exploite cette différence, et vise à montrer que seulement si nous considérons l’unification intelligible des choses nous sommes en état de dire des choses rigoureuses, vraies, adéquates, sur les choses multiples elles-mêmes.

  Or, Heidegger a osé accomplir un pas d’abstraction ultérieur. La beauté ou la sagesse comme aspects ou concepts, dit-il, sont tout de même des étants qui de quelque manière sont. Il faut nous tourner vers cet Etre par quoi tout étant est. Il ne s’agit plus de se tourner des choses belles vers la Beauté elle-même, des choses multiples vers l’Un qui les précède, mais de voir toutes ces choses-là comme des étants qui manifestent l’Etre. Cet Etre-là n’est pas à entendre comme ce qui est commun à tous les étants, mais comme ouverture grâce à quoi les étants apparaissent, en somme, comme différence par rapport à tout étant (mais aussi la beauté a été pensée par la tradition philosophique comme différence de toute chose belle ; la sagesse comme différence de toute chose sage, etc.). L’Etre est en somme Préalabilité, si l’on peut dire, source du fleuve historique des étants, qui diffère donc de ce fleuve. Certes Heidegger est plus proche d’Aristote que de Platon: son idée qu’il n’y a pas d’Etre sans étant, et pas d’étant sans Etre, est une reprise de l’energheia (être en acte) d’Aristote. Mais l’unité de matière et forme d’un côté, d’Etre et étant de l’autre, présuppose justement la différence essentielle qui ne se donne jamais “ en acte ”. Dans les deux cas, l’acte est pensé totalement à partir de la séparation platonicienne.

N’importe comment l’Etre soit considéré[32], sans doute le geste de Heidegger représente un saut vers l’abstraction (bien que Heidegger le nie[33]) - c’est-à-dire vers une extraction ultérieure de la pensée philosophique par rapport aux étants. En ce sens-là, le dépassement heideggérien de la métaphysique est à entendre comme une méta-métaphysique: non pas une redescente de la pensée vers les choses et les événements, mais sa remontée relancée vers l’Audelà-de-l’audelà-du-ciel, vers l’Hyper-hyperouranios, où désormais on ne considère plus des étants, fût-ce Dieu ou l’Un, mais uniquement l’Etre (ce n’est pas par hasard que Heidegger lui attribue toujours une qualité singulière). Une décision impressionnante. Mais elle va dans le sens où la métaphysique occidentale au fond est toujours allée: que plus nous nous détrayons des choses belles, bonnes et multiples, d’autant plus nous serons capables de dire la Vérité même sur les choses belles, bonnes et multiples.

  Je ne veux pas critiquer ici la différence ontologique, ainsi que je ne critiquerais pas la différence eidétique, à savoir l’acte qui inaugure la philosophie. L’abstraction loin des étants a ses risques, mais elle constitue une conquête si importante pour les êtres humains, que ceux-ci ne sont plus en état de s’en passer. Et la différence ontologique est une conquête de la pensée - elle nous rappelle, entre autre, que nous ne devons jamais confondre le réel avec les représentations que la science et la philosophie de notre époque nous donnent du monde. La conscience ironique de cet écart est un enrichissement qu’Heidegger a apporté. Je crains pourtant que le geste phénoménologique de différenciation ne tombe dans l’équivalent de l’illusion platonicienne par rapport à la différence eidétique: croire que le fait d’avoir établi la différence permette ensuite de revenir aux étants de la seule façon enfin adéquate. Le philosophe couve l’illusion - qui commence avec La République de Platon - de se mettre à la guide d’une Grande Réforme du savoir et de la vie.

 

13. La Grande Réforme

 

  Il y a en fait une autre continuité entre la tradition métaphysique et Heidegger (en fait Heidegger critique la métaphysique parce qu’elle n’a pas été assez métaphysique, encore trop pétrie dans les étants). Ce défi de la différence abstrayante, depuis Platon, s’accompagne habituellement à un mouvement inverse, qui ramène le philosophe au milieu du monde et de ses concitoyens. Qu’on prenne le mythe platonicien de la caverne[34]. Les êtres humains enchaînés voient les ombres de leurs semblables sur le fond de la caverne et prennent ces ombres pour la réalité. Le philosophe est capable de se libérer des chaînes, de voir la lumière solaire, et de connaître les choses véritables. Mais ensuite le philosophe revient dans la caverne, pour instruire ses semblables sur la réalité vraie. La mission du philosophe est une paideia: libérer ses semblables des boucles des illusions. Depuis Platon, le geste inaugural de la philosophie - passer du multiple sensible à l’Unification intelligible - est doublé d’un geste inverse et altruiste de Bildung: la Grande Réforme que maintes grandes philosophies ont promu. Même la grande réforme psychiatrique.

  Et c’est à ce moment-là que les problèmes ont commencé. Comment évaluer aujourd’hui, après plus de 2000 ans, les Grande Réformes - politiques, scientifiques, esthétiques, éthiques - dont les philosophes se sont fait les promoteurs? Aujourd’hui le bilan global nous laisse perplexes.

  Comme toute grande philosophie, la phénoménologie aussi a appuyé une Grande Réforme. Son idée de fond était que le fait de s’apercevoir de l’Etre - la fin de l’oubli de la question de l’Etre - pourrait sauver le monde, et soigner même des malades mentaux. Dans l’Antiquité les philosophes voulaient soigner les maladies de l’âme en rappelant la différence eidétique (qu’il ne faut pas se perdre dans les choses belles mais bien viser la Beauté, et ainsi de suite), aujourd’hui des philosophes veulent soigner les maladies de l’âme en rappelant la différence ontologique. De cette façon, la phénoménologie ne se pose pas simplement comme une façon de parler des êtres humains, mais comme la seule Vérité possible sur les êtres humains.

  On dira: ce n’est pas mal que la philosophie n’ait pas été uniquement un pur jeu d’abstraction, qu’elle ait voulu « guérir » le monde. En effet, beaucoup de grands savants, artistes, politiciens, écrivains, ont été influencés par une philosophie déterminée. Mais ceux-ci ont pu être créatifs justement parce que la philosophie a été pour eux une source d’inspiration, non pas un modèle qu’ils ont appliqué par déductions. La philosophie de fait reste toujours surprise par ce que le créateur ou le découvreur fait, qu’il soit ou pas inspiré par une philosophie.

  Or, Binswanger a fait quelque chose que le vrai créateur ne devrait pas faire: de transporter de façon diligente et déductive au champ psychiatrique un module philosophique. Binswanger a trop cru dans la Grande Réforme que la plupart des philosophes ont rêvé: d’”appliquer” leurs abstraites extractions au monde des pratiques concrètes. Mais croire qu’on puisse pratiquer une psychiatrie vraiment phénoménologique est non pas moins illusoire que croire que soient possibles une politique vraiment marxiste, ou au art vraiment nietzschéen, ou une physique vraiment poppérienne. L’illusion consiste à croire qu’une réflexion philosophique puisse guider directement un champ concret (ontique) spécifique.

  Par exemple, Heidegger dit qu’une angoisse n’est pas un objet, qu’on peut tout au plus la thématiser. Qu’est-ce qu’il faut alors penser du fait que la psychiatrie fait sans cesse de l’angoisse - appelée aujourd’hui “attaque de panique” - son objet? Certes la phénoménologie se veut une science rigoureuse (ce qui ne signifie pas une science exacte), et une science est rigoureuse quand elle est adéquate à la chose qu’elle vise. Pour la phénoménologie, thématiser l’angoisse - et non pas la connaître comme un objet - est la manière adéquate à la chose-angoisse. En général, la phénoménologie se veut une façon adéquate de s’attaquer à la véritable nature de l’être humain: elle est convaincue en somme que la nature humaine - étant celle-ci ontologique - ne se prête pas à l’analyse objective, mais seulement à la compréhension phénoménologique. Cette assomption à la base de la dénonciation phénoménologique inspire sa Grande Réforme.

  Mais si l’on demande au phénoménologue comment peut-il être sûr du fait que la seule façon adéquate de traiter la nature humaine soit la compréhension ontologique, à la fin il pourra dire seulement que cela est sa décision: décider de se rapporter à l’être humain en termes justement ontologiques, en renonçant à l’objectivité explicative. Nous voyons ici l’inévitable oscillation de la phénoménologie. D’une part elle tend à ne se vouloir qu’une pure méditation philosophique sur l’Etre-le-là et sur l’Etre, ce qui en principe laisse à d’autres approches à l’être humain la tâche d’une vraie cure; de l’autre, au contraire, elle parie sur la nature ontologique de l’être humain pour articuler le seul discours vrai qu’on puisse faire sur lui, et donc se propose comme la seule et vraie Science de l’Homme. Une Science qu’elle est tentée d’opposer agressivement à toutes les psychologies et sociologies. D’une part la phénoménologie est un simple rappel de la séparation du comprendre et de l’expliquer, de l’autre sa compréhension se propose comme une sorte de Super-explication. La phénoménologie critique la science moderne pour son se vouloir adéquate à la chose, au nom d’une Adéquation supérieure à la chose-être-humain. Ou bien la phénoménologie est un jeu philosophique pur, ou bien c’est la seule manière de sauver l’humanité - ou trop, ou trop peu.

 

14. Humanisme et vérité

 

  Malheureusement il n’y a pas une coïncidence parfaite entre la définition ontologique de l’humanité - comme Etre-le-là, souci pour l’Etre, etc. - et celle anthropologique, par où nous appelons “êtres humains” quelques viv(ét)ants plus ou moins semblables à nous. En fait reste toujours ouverte la question: appelons-nous êtres humains ceux qui paraissent être adéquats à nos critères ontologiques, ou bien la donnée ontique d’être des homini sapientes implique ipso facto leur dignité ontologique? Par exemple, considérons des modes d’être comme celui de ceux qui souffrent de syndrome d’Alzheimer avancé: est-ce que la causalité neurologique - aujourd’hui certifiée[35] - de l’Alzheimer nous autorise à retirer la qualité humaine (au sens ontologique) à celui qui en est affecté? (Je ne discute pas ici le problème éthique - évidemment les malades d’Alzheimer doivent être soignés comme des êtres humains - je discute le problème spéculatif.) Mais même quand nous ignorons la cause neurologique possible, pouvons-nous dire que nous sommes confrontés à des “Etre-le-là” au sens plein? Pour la phénoménologie être-avec-les-autres est une détermination fondamentale de l’Etre-le-là, aucun Etre-le-là n’est constitutivement seul - le solipsisme n’est pas humain. Mais prenons les cas d’autisme, par exemple : la psychiatrie décrit les autistes comme des étants solipsistes, qui ne semblent pas concernés par les autres en tant qu’ »autres-comme-moi ». Par quelle ontologie peut-on alors les comprendre?

  Le défi d’Heidegger consiste à définir l’humanité à partir de la conscience philosophique: un Dasein, un être humain, est qui comprend l’Etre. Même un analphabète est humain parce que, au fond, il est philosophe sans le savoir. Mais comment décrire l’être-dans-le-monde d’êtres humains qui sont très peu philosophiques, de ceux qui, comme les délirants ou les malades d’Alzheimer ou les autistes, nous rendent perplexes sur leur humanité même? Ce problème, très ancien, dérive du platonisme.

  Dans le mythe du Phèdre - celui des âmes qui contemplent les ideai dans l’Au-delà-du-ciel - Platon lui-même considère la psyché philosophique comme étant la plus pleinement “psychique”, c’est-à-dire la plus humaine par rapport aux autres[36]. Même l’âme la plus abrutie - celle du tyran - est une âme humaine dans la mesure où elle a été en contact philosophique, bien que pendant très peu, avec l’ousia, les Aspects. L’âme philosophique est celle qui a oublié moins que toute autre la vision de la vérité. La différence entre le comble de l’humanité - le philosophe - et l’humanité la plus abjecte est une différence de degré d’oubli de ce qui est vraiment, non pas une différence de nature. Dans cette hiérarchisation psycho-métaphysique, le rang des âmes humaines est déterminé par le taux de mémoire et de regret d’une vérité essentielle. Le méchant, le stupide, le fou, le tyran ou celui qui se laisse tyranniser, l’abruti sont des formes de vie qu’on ramène à un oubli de la vérité philosophique. Pour Heidegger aussi le degré d’oubli de quelque manière discrimine les êtres humains - bien que pour lui ce qui compte ce soit l’oubli de l’Etre, non pas l’oubli de quelque chose qui plus que toute autre chose est. Pour Heidegger, notre époque dominée par les technosciences marque le zénith de l’oubli de l’Etre, et pour cela elle est la moins humaine que toute autre époque. La phénoménologie presque toujours dénonce “la maladie” de l’époque moderne. Le progrès scientifique et technique marquerait une régression parallèle de la reconnaissance de la vérité essentielle: le fleuve a radicalement oublié sa source.

  Mais comment situer la psychopathologie dans ce parcours d’oubli? Quelle différence ontologique y a-t-il entre le psychiatre d’aujourd’hui parfaitement calculateur, objectif, scientifique et le pauvre délirant - qui a toujours existé - à qui il fait un scanner au cerveau? Si tous les deux témoignent d’un oubli de la vérité de l’Etre, comment exprimer alors leur remarquable différence? Vraiment l’oubli de l’essence de l’être humain rend compte des formes de souffrance et de malaise dont la psychiatrie s’occupe? Si la maladie mentale était juste un manque philosophique - pour le dire brutalement - comment alors situer les expériences psychotiques de Lucrèce, Hölderlin ou Nietzsche? Est-ce un échec philosophique de leur part qui nous rendrait compréhensible leur folie? Ou devons-nous replier sur les explications “scientifiques”, et conclure donc que leurs folies n’ont rien à voir avec leurs philosophies? La phénoménologie n’a jamais donné une réponse à ces questions fondamentales sur ce que j’appellerais les humanités diminuées - bien que, dans un certain sens, la phénoménologie n’ait jamais cessé de quelque manière de se poser ces questions-là. Le drame de la phénoménologie est en somme de ne pas avoir réussi à rendre à elle-même compréhensible l’échec de l’humanité en tant que comprenante.

 

15. Cause et force

 

  Dans le fond, la phénoménologie mise tout sur le départage entre explication et compréhension parce qu’elle partage la reconstruction de l’explication causale donnée par l’empirisme positiviste, qui dérive de la critique de la notion de causalité par Hume. Pour le positivisme comme pour la phénoménologie, “la cause” dans le fond se réduit à un calcul de régularités et donc à une structure de prévisions en partant de cette régularité probabiliste. Pour les philosophies positivistes, le fait de dire “la chaleur est cause de l’ébullition de l’eau” équivaut à dire “chaque fois que de l’eau a été réchauffée à 100c et au-delà, elle a bouilli”. Dans cette optique “pratique”, le concept populaire, intuitif de causalité - qui était aussi le concept des philosophes grecs - est perdu. Mais je crois qu’il serait temps de le réévaluer philosophiquement. Ici je ne peux qu’ébaucher cette réévaluation possible.

  Le sens commun appelle “cause” non pas une computation de régularités mais quelque chose qui force à modifier un cours d’évènements. Ce qui inclut la cause historique, qui s’exerce une seule fois. Par exemple, si je dis “un complot de palais a été la cause de la mort de Jules César”, j’indique par là l’impact d’une force - le cours régulier de la vie de César a été modifié par ce complot. Régularité, prédiction, contrôle calculateur ne sont pas ce à quoi la cause se réduit mais, bien au contraire, ce que la cause casse. La cause est “ traumatique ”. En ce sens non-humien - en tant que ce qui a eu la force de modifier un processus régulier - la cause est la référence aussi d’une interprétation comprenante. Par exemple, si nous disons que la doctrine marxiste a été une des causes de la Révolution bolchevique en 1918, nous prétendons à la fois de comprendre et d’expliquer cette Révolution. Comprendre et expliquer sont inextricables dans la mesure où ils indiquent une cause - une force - comme déterminant un changement. Ce n’est pas important si par la suite cette cause sera analysée en accord avec les méthodologies scientifiques ou bien si l’on se contentera d’une description intuitive et “comprenante”. Ce qui compte, c’est qu’à un certain point de la reconstruction historiographique - quelque chose que nous faisons dans notre vie quotidiennement - se dessine avec perspicuité, en tant qu’il exercerait une force causale, un étant comme “doctrine marxiste”. C’est l’existence de cet étant, le fait qu’il ait exercé plus ou moins une force causale, ce qui nous intéresse quand nous faisons de l’histoire. Ainsi, en psychopathologie et en psychothérapie il ne compte pas de savoir si la détermination d’une force causale - par exemple, l’hypothèse “les systèmes éducatifs du père du président Schreber sont à la source de son délire”[37] - soit une compréhension ou une explication: l’important est qu’on emmène des preuves, de n’importe quel type, du fait que vraiment Schreber n’aurait pas déliré s’il avait eu un père différent. Je crois qu’il serait temps d’abandonner la dichotomie entre explication et compréhension, sur laquelle la phénoménologie comprenante et le positivisme explicatif ont établi une sorte de complicité.

  (Il est vrai que l’abandon de la division entre explication et compréhension implique forcément une métaphysique de la nature différente de celle aujourd’hui acceptée. Le fait d’admettre que la nature puisse être “comprise” aussi signifie abandonner la vision mécaniste cartésienne de la nature: nous devrions supposer qu’elle ne soit pas complètement une machine déterministe, mais qu’en elle il puisse y avoir de l’évènement - du nouveau, de l’indéterminable, de l’émergence pure. En d’autres termes, il faut admettre - dans le sillon de Bergson - que la nature est elle-même, au fond, libre. Dans cette optique non-carthésienne, la liberté humaine elle-même ne devrait plus être pensée comme une exception dans la nature - ou même comme une révolte contre la nature - mais comme un mode de manifestation de la naturalité même de l’homme.)

Les philosophies dites “ continentales ” (non anglo-américaines) du XXe siècle ont pensé que les sciences seulement pouvait dire quelque chose du réel – la philosophie ne pouvait être concernée que par la subjectivité. Mais science et réalité ne comptent pas grande chose pour le “ continental ” – qu’est-ce que les galaxies ou les processus sub-nucléaires peuvent signifier pour moi, en tant que je jouis ou je souffre?  Le spiritualisme moderne ne dit pas, comme les platoniciens, que la réalité sensible est illusion: il dit que, prise en soi, de la réalité on s’en fout. Mais je crois qu’il serait temps, pour les philosophes, de s’occuper du réel aussi – donc, des sujets en tant qu’ils sont, eux-mêmes, réels. Faits non pas seulement de “ chair ” philosophique, mais aussi de nerfs, poumons, génome et synapses. Le savoir ne peut pas être délégué complètement, avec une méprisante condescendance, aux sciences exactes.

 

16. Compréhension comme pardon

 

“ Le fascisme commence quand on insulte un animal, ou même l’animal chez l’homme. L’idéalisme authentique consiste dans le fait d’insulter l’animal chez l’homme, ou dans le fait de traiter l’homme en animal.”

Jacques Derrida[38]

 

   Je n’ai pu adhérer au projet phénoménologique - d’autant moins en psychiatrie - non pas parce qu’il serait philosophiquement réfutable. D’ailleurs, toute grande philosophie est de quelque façon irréfutable, un système parfaitement auto-soutenu. On est insatisfait d’une philosophie simplement parce qu’on est particulièrement sensibles à quelque chose que celle-ci, malgré sa perfection, manque. A mon avis, la phénoménologie manque la complexité de l’être-humain. Je pense que la pure compréhension de l’être humain - et du souffrant mental en particulier - soit une compréhension vide. Il est un peu futile de ramener l’opacité des causes de la douleur à la transparence de la compréhension phénoménologique. Je crois que ce que nous appelons “compréhension de l’autre” (et de nous-mêmes comme autres) s’approfondit quand nous sommes capables aussi d’expliquer bien de choses de lui. Le fait de reconstruire les causes de certaines de ses actions peut libérer d’autres possibilités en lui, non pas seulement le contrôler technologiquement. Expliquer l’autre - au sens de détecter les forces qui le conditionnent -, et dans la mesure où cette explication l’aide, est aussi un acte d’amour. Même une bonne mère doit expliquer son enfant, si elle veut se rapporter à lui “avec science et conscience”. La conscience (au double sens du mot : comme conscience et comme consciousness en anglais) sans science se réduit à verbiage humaniste.

  La source de la compréhension est dans ce que nous pouvons appeler la pitié pour l’autre comme être vivant, c’est-à-dire pour son être un étant qui jouit et souffre comme n’importe quel être vivant. Nos sentiments affectueux à l’égard de certains êtres humains - disons-le franchement - ne sont pas radicalement différents des sentiments que nous portons à notre chien que nous aimons, mais nous ne devrions pas en avoir honte. Au fond, nous faisons davantage confiance à ces “sentiments naturels” de bienveillance pour autrui (fût-ce un chien) qu’aux philosophèmes sur l’humanité comme compréhension de l’Etre.

Je me méfie donc de la Réforme phénoménologique dans la mesure où la distinction trop radicale entre humanité et animalité (entre étants à comprendre et étants à expliquer) me paraît, en quelque sorte, inhumaine. Je pense - en cela en accord avec Freud - que la vraie compréhension de l’autre être humain signifie reconnaître, accepter son animalité aussi, et que cette reconnaissance soit la base de toute attitude charitable et affectueuse. (Je pense que, contrairement à la tendance phénoménologique consistant à “spiritualiser” Freud - une tendance qui a triomphé surtout dans la psychanalyse française - il serait temps, au contraire, de revenir aux présupposés naturalistes de sa pensée.) La caritas (qui signifie amour) a été trop souvent vue par notre tradition philosophique - dont la phénoménologie est partie intégrante - de manière trop sublime: comme résultat de reconnaissance de la pure humanité de l’autre. Pour cette tradition, nous devrions être bons pour des raisons purement logiques: parce que, tracé un arbre de Porphyre, nous devons reconnaître que toutes les races humaines rentrent dans l’espèce “homo sapiens” analytiquement définissable comme “animal rationnel” ou bien comme “Etre-le-là comprenant”. Mais aucun esprit charitable n’est tel pour des raisons logiques! Avant la sécularisation, il ne comptait que l’âme sans corps de l’homme; aujourd’hui il ne compte que sa compréhension de l’Etre, bien avant son jouir ou souffrir ontiques de la vie. Et pourtant toute notre vie affective dément cet exclusivisme philosophique: notre charité est telle justement lorsque, derrière la hautaine mens rationalis, nous retrouvons l’animal qui vit. C’est la souffrance de celui qui est affecté par l’Alzheimer qui nous porte à le traiter charitablement, bien qu’en lui la res cogitans soit déficitaire.

  L’attitude la plus humaine à l’égard des autres êtres humains est celle de reconnaître leur animalité aussi (c’est-à-dire les forces causales qui les ébranlent). C’est pour cela que les descriptions que Freud donne, en termes de pulsions libidinales, du petit Hans ou de Dora nous apparaissent somme toute plus “humaines” des frigides et élégantes descriptions phénoménologiques, par ailleurs cliniquement remarquables, que Binswanger nous offre de ses patients. Ainsi nous pouvons  pardonner nos semblables quand ils se comportent “bêtement”, poussés par des pulsions qui parfois nous endommagent. Nous pardonnons l’être humain quand nous reconnaissons son animalité - si nous le considérons toujours et seulement homme, pour honorer son humanité nous le condamnons à mort.

 



[1] Je remercie Miguel Vatter, de la Northwestern University (Illinois), pour ses remarques et critiques fructueuses à la première version de ce texte.

 

[2] Martin Heidegger, Zollikoner Seminare. Protokolle-Gespräche-Briefe, hrsg. Medard Boss, Vittorio Klostermann, Frankfurt a./M. 1987.

 

[3] Cf. en particulier Ludwig Binswanger, Schizophrenie, Neske, Pfulligen 1957.

 

[4] Dans la psychiatrie phénoménologique allemande le terme Umgang (être en relation) prend la place de “thérapie” et “cure” su sens médical.

 

[5] La philosophie analytique aussi a essayé de mettre la psychanalyse dos au mur par cette alternative. Par exemple Jacques Bouveresse (Philosophie, Mythologie et Pseudo-Science.  Wittgenstein Lecteur de Freud, Ed. de l’Eclat, Paris 1991), dans une optique inspirée de Wittgenstein, reproche à la psychanalyse de ne s’être jamais décidée entre explication des causes et compréhension des raisons. On est frappé par la concordance des critiques à la psychanalyse de la part de traditions de pensée tout à fait hétérogènes. Peut-être cette convergence est due au cartésianisme de fond commun soit à la phénoménologie soit à la philosophie analytique.

 

 

[6] Les critiques phénoménologues de la psychanalyse contestent sans cesse ce qu’on pourrait appeler le vocabulaire naturaliste de Freud: son appel aux pulsions, à la libido, à l’inconscient, etc. Toutes ces critiques me paraissent ne pas réaliser que le vocabulaire de Freud ne coïncide pas forcément avec ce qu’il “fait”. Ce qui me paraît décisif chez Freud, par rapport à la phénoménologie, n’est pas d’avoir donné des noms biologisants à des instances, mais le fait d’avoir décrit l’être humain comme conflit dialectique entre instances différentes, en renonçant donc tout à fait à l’unité totalisante du Moi ou de l’Etre-le-là présupposée par la phénoménologie.

 

[7] J’emploie ici les concepts de Heidegger que Binswanger a fait siens dans la première phase de son oeuvre.  On pourrait me reprocher de minimiser ici les différences entre Husserl et Heidegger. Franchement, dans le fond je ne vois pas la doctrine transcendantale de la subjectivité de Husserl si essentiellement différente de l’ontologie de Heidegger. La subjectivité du premier ressemble fort à l’Etre du second. On pourrait montrer que l’Etre heideggérien - comme lumière qui fait apparaître les étants, et qui se soustrait à la vue - est décrit d’une façon qui aisément se superpose au Moi husserlien. En tant que philosophie romantique, la phénoménologie reste “subjectiviste”, malgré ses prétentions bien ontologiques: l’Etre apparaît comme la sublimation ontologique de l’acte de conscience grâce auquel l’étant apparaît comme quelque chose qui émerge, qui est donné à moi, qui apparaît justement à moi.

 

[8] La fameuse Analytique de l’Etre-le-là, qui constitue une bonne partie de Sein und Zeit (Max Niemeyer, Tübingen 1927) en fait n’a rien d’analytique: il s’agit plutôt d’intuition synthétique.

 

[9] Ideen I, § 46, p. 149.

 

[10] En vérité, déjà dans les Passions de l’âme (§ 26) Descartes était arrivé très proche de l’idée que la sensation, l’affect, est une sorte d’évidence ultime, autant que la cogitatio. Sur ce point, cf. Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair, Seuil, Paris 2000.

 

[11] Heidegger, Zollikoner Seminäre, cit.; 24 avril-4 mai 1963.

 

[12] Expression introduite par Neil Wilson en 1959 et rendue populaire par Willard O. Quine, “On Empirically Equivalent Systems of the World”, Erkenntnis, 9, 1975. Il faut avoir une indulgence interprétative (“traite les autres comme tu traites toi-même”) et étendre notre rationalité (“recherche toujours la cohérence entre les attitudes et les actes, et inhibe l’ascription de croyances en conflit par la configuration globale de croyances attribuées”). Cf. Davide Sparti, Sopprimere la lontananza uccide, La Nuova Italia, Firenze 1994.

 

[13]Ce projet est utopiste car il résulte souvent impossible de vivre-avec la folie, qui est souvent une rupture, justement, avec le vivre-avec. Mais la renonciation à la cure, au nom d’un vivre-avec tolérant, n’est-ce aussi une renonciation à une véritable aide? On dira: on ne doit pas exclure que, en se sentant compris, le psychotique s’améliore aussi. Bien sûr, mais pour autant que la compréhension cure, il est difficile alors de se soustraire à la conclusion que cette compréhension soit une cause de guérison, ce que justement la phénoménologie voulait exclure.

 

[14] Italiques de Binswanger [Note de Benvenuto].

 

[15] Ludwig Binswanger, Essere nel mondo, Astrolabio, Roma 1973, p. 223. On retrouve ce rejet de la psychologie et de la psychothérapie chez les mouvements psychanalytiques lacaniens, qui donc reprennent au compte de la psychanalyse les thèmes anti-objectivistes de la phénoménologie.

 

[16] Ausgewählte Vorträge und Aufsätze, I, Francke, Bern 1947, p. 28.

 

[17]Zollikoner Seminäre, cit., 8 mars 1965.

 

[18]Je remercie ici en particulier Giusy Cuomo, de Rome, psychanalyste élève de Binswanger, pour m’avoir donné confirmation de cela.

 

[19] Nous retrouvons cette curieuse exclusion réciproque entre théorie et pratique chez d’autres “pratiquants” avec une formation philosophique, par exemple chez Lacan: presque jamais il ne parle de sa propre praxis analytique. C’est comme si la conscience philosophique rendait en grande partie indescriptible sa propre pratique psychothérapique.

 

[20] Zollikoner Seminäre, cit., 14 juillet 1969.

 

[21] Cf. Melancholie und Manie. Phänomenologische Sudien, Neske, Pfulligen 1960.

 

[22] Or, je crains que le projet ontologique de Heidegger est impraticable en psychiatrie: la confusion entre ontologique et ontique est inévitable. Parce que même si la maladie mentale est vue comme une possibilité ontique spécifique de l’essence ontologique de l’Etre-le-là, il reste que cette possibilité se distingue comme étant une perte de l’ontologique. Dit de manière brutale: le psychotique ne semble pas être-dans-le-monde comme ‘souci’... C’est cette insouciance pour le monde ce qui nous fait conclure justement à la folie. Quand quelqu’un est fou, il n’est pas “le là”, il est ailleurs - souvent, il pense de ne pas exister.

 

[23] Franco Basaglia, Scritti, I, 1953-1968, Einaudi, Torino 1981; Scritti, II, 1968-1980, Einaudi, Torino 1982.

 

[24] En effet, même l’Etre de Heidegger risque, à tout instant, de “s’onticiser”. Par exemple, Heidegger le qualifie de fini, d’événement, de “fait” accidentel et précaire, de non-fondé, de temporalité. Pour autant que l’Etre est tout de même “qualifié”, ipso facto il devient une sorte d’étant. Même lorsqu’on dit que l’Etre au fond est le Néant. Dans la mesure où le néant entre dans le discours, même lui devient “un étant”.

 

[25] Cf. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, 7, Routledge and Kegan Paul, 1961.

 

[26] Le phénoménologue cite souvent le mot de Nietzsche “ce qui compte n’est pas la domination de la science, mais la domination de la méthode scientifique sur la science.” Aujourd’hui science et méthode scientifique tendent à coïncider. Mais la fortune de ce mot de Nietzsche est la trace du rêve phénoménologique: de constituer un savoir qui ne soit pas dominé par la méthode scientifique.

 

[27] Kritik der praktischen Vernunft, Akademieausgabe, pp. 289-290.

 

[28] La neurologie a donné une grande importance au cas di Phineas Gage, un jeune qui en 1848 fut victime d’un accident où une écharde métallique lui traversa le cerveau de part à part. Ce sujet ne subit aucune diminution de ses fonctions psychiques fondamentales - mémoire, capacité de raisonner, lire, écrire, parler, bouger, etc. (cf. Antonio R. Damasio, Descartes’s Error, Quill, New York 1995). Au contraire, son caractère changea de façon dramatique, en devenant méconnaissable aux yeux de ses amis et gens de famille: il devint une personnalité bagarreuse et autodestructive, qui se perdait dans le vague, en somme un échoué. Ce cas a paru scientifiquement si important car il permettait de faire l’hypothèse d’une véritable localisation cérébrale de la vie éthique. Or, j’imagine le joyau littéraire que Binswanger aurait tiré de la description de l’être-avec-les-autres de Gage comme “Dasein manqué”. Mais ce joyau apparaîtrait un petit peu frivole dans la mesure où le changement dramatique de la vie éthique de Gage était causalement lié à la lésion de la zone préfrontale due à la barre métallique.

 

[29] Cf. L. Binswanger, Drei Formen Missglückten Daseins, Max Niemeyer, Tübingen 1956.

 

[30] Susan Sontag, Illness as a Metaphor & AIDS as a Metaphor, Picador, 2001.

 

[31] Le mythe du Phèdre, où les ideai (aspects, espèces) sont représentées comme des objets de contemplation dans l’Audelà-du-ciel, ce n’est justement qu’un mythe - c’est la vision du poète Stésychore d’Eufèmes, non pas la théorie de Socrate, car Socrate n’a pas de théories.

 

[32] Beaucoup de gens sont séduits par la différence ontologique justement parce que l’Etre heideggérien apparaît comme un non-fondement, un pur laisser-être les étants, un néant. On pourrait montrer que ce côté nihiliste a été toujours présent dans la tradition philosophique déjà à partir de la différence eidétique. Chez Aristote, par exemple, la forme et la matière sont presque rien, pur être-en-puissance, et pourtant c’est leur présupposition qui permet de penser le réel comme acte. La tradition métaphysique a toujours thématisé le devenir - le flux du fleuve - à partir d’une source-eidos qui n’est presque rien. Heidegger thématise le devenir temporel à partir justement de ce néant qui est l’Etre.

 

[33] Heidegger souligne le caractère concret de l’Etre. Mais ce n’est pas en revendiquant le concept de Concrétude opposé à celui d’Abstraction que le premier cesse d’être abstrait pour autant... Le fait que l’Etre ne soit pas pensé comme abstraction n’enlève pas qu’il soit utilisé, dans le discours philosophique, de façon abstraite.

 

[34] Platon, République, VII, 514 a517 a, 7.

 

[35] La question, toujours discutée parmi les spécialistes comme dans le vaste public, si certaines souffrances mentales aient une cause organique ou purement psychique, est en partie une fausse question. Il est évident que le programme de recherche neurologique vise à trouver dans n’importe quel acte mental - même dans la compréhension qu’on a de Sein und Zeit - l’équivalent dans l’”extension cérébrale”. Et ce programme y réussira de manière croissante. Il me semble vraisemblable que, sur le plan scientifique, l’approche neurologique prévaudra tôt ou tard sur l’approche psychologique. Mais le vrai problème n‘est pas de savoir si la cause ultime des mouvements de l’âme soit matérielle ou spirituelle, plutôt quelle soit la façon plus féconde, bonne et belle de nous rapporter à nos propres mouvements de l’âme et à ceux des autres.

 

[36] A vrai dire, les âmes élues ne sont pas seulement les philosophoi (amants du savoir), mais ce privilège est étendu aux philokaloi (amants de la beauté), aux musikoi (inspirés par les Muses) et aux érotikoi (dédiés au désir amoureux).

 

[37] Cette thèse a été assez à la mode en psychiatrie pendant un certain temps. Cf. Morton Schatzman, Soul Murder. Persecution in the Family, Random House, New York 1973.

 

[38] Du discours d’acceptation du Prix Adorno à Frankfurt, 22-IX-2001.

 

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