Fluxury by Sergio Benvenuto

LACAN, HOMME DU SIÈCLEJul/06/2016


  1. ‘...moins de logos, plus de pragma...’

 

On inscrit habituellement l’œuvre de Lacan dans ce que Richard Rorty – se référant à la conversion des professeurs de philosophie anglo-américains à la philosophie analytique – appela linguistic turn, démarche qui vit le jour vers le milieu du siècle dernier. Aujourd’hui, on parle de turn non seulement en philosophie, mais aussi dans les arts et même dans les sciences (la physique même essaya de se réécrire comme étant cybernétique, comme théorie de l’échange d’informations). Grâce à Lacan, ce turn se serait aussi produit en psychanalyse. Aujourd’hui pourtant, il me semble que dans la culture occidentale – devenue en grande partie culture mondiale – nous sommes en train de sortir du linguistic turn. D’autres ‘signifiants’ dirait Lacan – d’autres ‘métaphores’ diraient les épistémologues – pointent à l’hégémonie de notre Kultur.

Mais alors, devons-nous reléguer l’œuvre de Lacan à ce tournant linguistique dont notre époque est en train de se détourner ? Devons-nous reconnaître l’inactualité de son logocentrisme, c’est-à-dire de son idée de fond que « l’inconscient est structuré comme un langage » ?

En effet, je remarque que les lacaniens plus sensibles et in tune avec notre époque cherchent, d’une manière presque furtive, à cliver le présupposé logocentrique de Lacan, en en adaptant la pensée au tropisme conceptuel d’aujourd’hui ; un tropisme qu’il serait trop prématuré de synthétiser (la chouette de Minerve n’a pas encore pris son envol...), et que j’appellerais pour l’instant Réal-isme. De là, leur insistance sur le registre du Réel au sens lacanien et sur la dimension de la jouissance. Moins de Symbolique (moins de logos) plus de Réel (plus de pragma). Mais je chercherai à démontrer qu’une certaine ‘passion du Réel’ est précisément l’autre face du primat du Symbolique, du logos, chez Lacan.

J’illustrerai ce mouvement du Symbolique au Réel en tentant une approche à Lacan peu usitée : le rapport qu’a son œuvre avec l’esthétique et les arts du XXe siècle.

Et ce, non seulement parce que Lacan, quand il était jeune, fréquentait les cercles surréalistes, fut ami avec des artistes et des écrivains célèbres, fut collectionneur d’art, etc. Car j’ai l’intention de lire Lacan dans son Zeitgeist, et donc non pas sub specie aeternitatis (si ce n’est dans la mesure où c’est justement en appartenant profondément à son époque, en participant de la même essence tout en étant en opposition avec elle, qu’un auteur se promet à une fortune qui perdurera au-delà de son époque). Désormais, on évoque la possibilité que le projet portant de l’Œuvre de Lacan soit fondamentalement le même que les courants artistiques et littéraires que les anglo-américains nomment modernism, et qu’en Italie on appelle « avant-gardes » – en somme, que l’esthétique dominante du XXe siècle.

Je pense que la psychanalyse de Lacan est aux autres courants psychanalytiques, même ceux qui sont importants, ce que l’œuvre de Pollock est à celle de Puvis de Chavanne, par exemple ; ou ce que l’œuvre de Phil Glas est aux œuvres de Puccini, etc. Et j’apprécie autant Puvis de Chavanne que Puccini. En somme, les grands courants psychanalytiques non lacaniens ne sont pas ‘pompiers’.

 

 

  1. ‘...la quasi-matérialité du signifiant...’

 

Je suis souvent frappé par les installations de l’artiste américain Gary Hill, inspirées de la pensée de Blanchot et de Levinas. À la Tate Modern de Londres, on peut voir sur grand écran une de ses longues vidéos qui montre sa fille Anastasia – n’ayant pas plus de dix ans – en train de lire, toute concentrée, une grande partie de la traduction anglaise des Bemerkungen über die Farben de Ludwig Wittgenstein. Le spectacle nous attendrit car la fillette, bien qu’elle ne comprenne presque rien au texte qu’elle lit, y met tout son cœur, scande les mots les plus difficiles avec précision, se frotte le nez. Le problème est : esthétiquement parlant, qu’est-ce qui nous touche dans tout cela ?

Il est évident que cette vidéo n’a pas pour but de nous faire nous concentrer sur le contenu du livre de Wittgenstein que nous pourrions lire chez nous. Cependant, cela ne me semble pas être un hasard si Hill a choisi de faire lire Wittgenstein, précisément, à sa fille. L’idéal d’écriture du philosophe viennois était la Klarheit, clarté : faire devenir les mots transparents, les éclipser pour laisser apparaître leur sens en pleine lumière. L’écriture de Wittgenstein devait être comme une vitre à travers laquelle nous pouvons voir le paysage extérieur, sans que nous nous apercevions de la vitre – nous savons qu’elle existe, mais nous la transperçons, nous l’ignorons. Ici, l’artiste nous oblige au contraire à nous intéresser aux mots du texte dans leur opacité : ils nous arrêtent et nous inquiètent par leur corporéité. La petite lectrice, en accolant le texte à la matérialité de sa voix et de sa peine, offre quelque chose qui est ironiquement l’inverse de la Klarheit : il nous met en contact avec la quasi-matérialité du signifiant, plongé dans son opacité.

D’autre part, la vidéo nous frappe dans la mesure où elle nous montre une fillette en chair et en os, même si elle est seulement filmée. En montrant une lecture détachée du sens du texte, l’œuvre, précisément dans la mesure où elle nous focalise sur le signifiant, nous met face à quelque chose de réel : la présence vivante, non fictionnelle, non wittgensteinienne, d’une fillette. Un Réel au-delà de l’œuvre, mais que celle-ci nous indique en nous émouvant.

Cela nous permet peut-être de comprendre pourquoi Lacan parvient à une mystérieuse distinction entre ‘signifiant’ et ‘lettre’, en attribuant une matérialité à cette dernière. C’est comme si le signifiant avait une face symbolique (un être purement différentiel, comme chez Saussure) et une deuxième face – comme des lettres – matérielle (et donc réelle ?).

Je viens tout juste d’évoquer une œuvre d’art récente mais j’aurais pu montrer le même glissement – à la fois vers le signifiant et vers le Réel – déjà chez les auteurs que nous considérons comme les pères du modernisme dans l’art : ces derniers nous font nous apercevoir du signifiant. Auparavant, le dur travail du signifiant en art était tacite, voilé, comme étaient soustraits à la vue des convives les cuisiniers et les plongeurs qui, lors des banquets, leur préparaient leurs bons petits plats.

Déjà, dans un essai de 1925, La desumanizaciòn del arte, José Ortega y Gasset (1925) avait dit – avec une simplicité didactique – l’essentiel de la modernité esthétique, qu’il appelait « art des jeunes ». Pour Ortega, cet art débute avec Cézanne pour la peinture, avec Debussy pour la musique et avec Mallarmé pour la littérature (aujourd’hui nous reconnaissons aussi d’autres pères, et pas seulement des Français). C’est précisément lui qui dit que l’art pré-moderne, qualifions-le de classique, est comme une vitre à travers laquelle nous pouvons voir le paysage. Au contraire, l’« art des jeunes » est comme une vitre qui montre des fêlures, de l’opacité, des rugosités, des courbures, de telle manière que, même là où le paysage extérieur reste visible, notre attention se déplace sur la vitre elle-même, sur le medium, dirions-nous aujourd’hui. En dehors de cette métaphore : la priorité de l’art moderniste n’est plus représenter le monde – qu’il soit réel ou imaginaire – de la manière la plus vraisemblable et la plus séduisante, mais  nous faire ‘réaliser’ les instruments de l’art lui-même (dans le sens ou l’on dit « j’ai finalement réalisé combien j’ai travaillé pour cette œuvre ! »). Non pas l’« art pour l’art », mais l’« art de l’art ». L’art moderniste est souverainement autoréférentiel. De l’art pour des artistes.

Prenons Cézanne, par exemple, et ses différentes versions de la Montagne Sainte-Victoire. Il est évident qu’il importe peu à Cézanne de nous donner une image d’une montagne provençale qui soit la plus vraisemblable et captivante possible, belle ou sublime ; il nous impose plutôt une distance entre la montagne réelle qui est représentée d’une part, et sa re/construction picturale de l’autre. En mettant en évidence une structure géométrique du modèle, supposée intime – « traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective » (Cézanne 1985, p. 130) – Cézanne montre en réalité que son tableau est une construction qui se détache de l’objet de la mimesis pour démontrer des règles de composition qui ne sont pas données dans la nature, mais dans l’art. D’un autre côté, pourtant, c’est précisément cette façon que l’œuvre a d’émerger en tant que signifiant – et non plus seulement en tant qu’image (eikon) vraisemblable/belle – qui opacifie l’œuvre qui se propose elle-même comme un paysage qu’il faut regarder et examiner ; en somme, le tableau s’offre, en quelque sorte, comme un fragment de nature. Reprenons la métaphore de Ortega y Gasset : regardons avec attention non plus seulement ce que la transparence de la vitre nous permet de voir, mais la vitre elle-même. Chez Cézanne déjà, il se produit un court-circuit entre signifiant et Réel qui, sans pour autant en sacrifier l’Imaginaire – nous pouvons toujours voir l’icône d’une montagne –, en bouleverse l’autonomie.

Dans le cubisme de Picasso et de Braque, qui se réfèrent tous deux à Cézanne, l’Imaginaire est réduit à ses termes les plus infimes : tout l’avant-scène est occupé par l’opacité des signifiants (ce n’est pas un hasard si les cubistes peignent souvent des lettres et des coupures de journaux, comme s’ils voulaient souligner de cette manière la conversion de leur peinture au signifiant). Mais d’un autre côté, le cubisme prétend pouvoir ainsi accéder, en démontant analytiquement les figures sensibles, à un Réel profond au-delà des choses perçues. Le cubisme est un rêve de Réel.

 

 

  1. ‘...ni compréhension... ni explication...’

 

J’évoque tout cela car, tout au long de son parcours, Lacan a toujours cherché à nous arrêter sur la voie du sens, afin que nous nous apercevions du signifiant et de ses retombées. C’est cela le sens de sa recommandation : « mes Écrits, je ne les ai pas écrits pour qu’on les comprenne, je les ai écrits pour qu’on les lise » (Lacan 1974). Un signe nous fait comprendre un sens, il s’annule dans celui-ci ; au contraire, un signifiant doit être lu, c’est-à-dire qu’il nous interroge et que, souvent, il nous irrite (combien Lacan est irritant !). Il nous laisse interdits car il bloque notre joyeux glissement vers la pleine prise d’un sens.

Prenons un des slogans de Lacan, « Ya d’l’Un ». C’est sa signification qui est le plus souvent interrogée et commentée. Même si son sens philosophique – en admettant qu’il soit philosophique – est très opaque : que peut bien vouloir dire « Ya d’l’Un » ? Il se réfère explicitement au Parménide de Platon, dans lequel la question de l’Un et du multiple est décortiquée dans toute sa profondeur. Mais quelle relation cette interrogation dialectique de Platon – et peut-être la métaphysique plotinienne de l’Un – a-t-elle avec la psychanalyse ? Se réfère-t-elle par hasard au caractère discret et indivisible du signifiant saussurien ? Cela veut-il dire que le langage rend la réalité – qui en soi est continue –discrète et donc calculable ? Mais alors, pourquoi écrire ce ‘un’, matrice de toute discontinuité, avec une majuscule ? L’expression « Ya d’l’Un » a une aura de signification, parce qu’elle s’ouvre à de nombreuses interprétations possibles, mais son sens est comme suspendu. Elle regorge de sens, mais dans le sens aussi où elle régurgite ces sens, où elle les vomit.

« Il ne faut jamais sauter un signifiant. C’est dans la mesure où le signifiant ne vous arrête pas que vous comprenez. » (Lacan 2011, p. 151)

Ne le sautons donc pas. Ce qui nous arrête, c’est le mode contracté et argotique dans lequel la phrase « Ya d’l’Un » est prononcée. Celle-ci s’impose presque comme un cri, tel Eureka !, un jaillissement qui glisse vers la pure exclamation, comme l’irruption d’interjections qui expriment quelque chose d’indicible. En somme, « Ya d’l’Un » nous arrête sur le signifiant : car d’une part il ne s’apaise pas dans un sens partagé, et d’autre part il nous suggère une quantité de sens, il nous confronte à une exaltation que nous ne pouvons ‘tourner en prose’.

En effet, Lacan a toujours nourri une profonde méfiance envers la « compréhension ». Souvent, il recommande aux analystes de ne pas comprendre l’analysant – en opposition à toute Vulgate phénoménologique pour opérateurs psychiatriques qui prescrit avant tout de « comprendre l’autre », « de se mettre à sa place », d’ « être plein d’empathie pour lui », de « se rapporter à l’autre comme de personne à personne », etc. Mais son hostilité à tout maternage compréhensif s’étend aussi à la compréhension théorique, surtout de son œuvre même. Lacan avait proposé ses Écrits – comme le dit le titre même – non pas tant comme des signes, mais plutôt comme des signifiants. Chose qui ne peut pas ne pas nous troubler : un théoricien raffiné comme Lacan peut-il recommander à ses lecteurs de ‘ne pas le comprendre’ ? Lacan n’excède-t-il pas ici dans la provocation intellectuelle ?

Du reste, refuser cette « compréhension interprétante » ne l’amène pas du tout à pratiquer ce qui est d’habitude opposé au verstehen, à la compréhension, c’est-à-dire la kausal Erklärung, l’explication causale, à adopter le regard objectif de la science. Ainsi, chez Lacan, ni compréhension herméneutique, ni explication scientifique. Mais quoi alors ?

Je crois que son paradigme de ‘lecture non compréhensive’ est précisément l’art du XXe siècle, dans la mesure où cet art tend à suspendre ou à dissoudre le sens. Comme le démontra Susan Sontag (1966) dans un essai, Against Interpretation, l’art se soustrait à la préhension (et à la compréhension) interprétative. L’art moderne, en somme, ne veut pas ne rien ‘signifier’, pour que, en renonçant à précipiter le signifiant vers le sens, quelque chose de Réel se dessine enfin.

 

 

  1. ‘Cette passion du réel...’

 

Alain Badiou (2005) a publié un livre intitulé Le siècle – c’est-à-dire le XXe siècle. Le titre est éloquent : pour lui, le Siècle par antonomase – celui pendant lequel il a lui-même vécu en grande partie, puisqu’il est né en 1937 – c’est le XXe siècle. Il s’agit en effet d’une célébration de la culture du «  siècle bref » - comme le disons nous en Italie - ou « âge des extrêmes » qui serait caractérisée, selon lui, par la passion du réel.

          Le « réel » auquel il se réfère est sûrement repris du Réel de Lacan, même si le concept lacanien de Réel est aussi peu « compréhensible ». En résumé, alors que le XIXe siècle aurait construit de grands projets, qu’il a rêvé la « transvaluation de toutes les valeurs », le XXe siècle a toujours cherché à les porter à réal-isation. (J’ajouterais : avec toutes les catastrophes que ces réalisations ont comportées.) Cette passion du réel caractériserait aussi les arts du Siècle. (Pas toutes, étant donné que durant ce Siècle et au-delà de celui-ci, ont atteint des sommets de popularité planétaire les produits esthétiques de masse que les penseurs comme Badiou relèguent – à tort pour la plupart – à l’immense poubelle artistique d’aujourd’hui qu’on appelle Kitsch.)

          Cette passion du réel serait intimement liée à une recherche de purification (des arts et de beaucoup d’autres choses). Il s’agissait en particulier de manifester le quid, l’essence, de toute forme d’art et de l’art en général. Il fallait constituer une peinture purement picturale (c’est-à-dire, seulement des couleurs sur une toile), une architecture purement architecturale (juste fonctionnelle, « des machines pour habiter », « la décoration est un délit »), une littérature purement littéraire (des lettres et non du sens), une musique purement musicale (des sons et des silences et non des harmonies), et ainsi de suite. De mon temps, ceux qui voulaient se faire mousser, en Italie, disaient « la spécificité filmique », « la spécificité architectonique », etc., où l’on doit comprendre par ‘spécificité’ l’essence d’une forme d’art. Cette volonté de manifester l’essence de tout type d’art était nourri par une passion iconoclaste qui exprimait une libido vacui, désir du vide.

          Mais en quoi consiste cette « essence » que l’art du Siècle a voulu mettre au premier plan ?

 

 

  1. ‘L’artiste choisit son langage... arbitraire...’

 

Pour ‘comprendre’ (!) ce projet, il sera utile d’avoir recours, justement, aux trois registres lacaniens : Réel, Imaginaire, Symbolique.

Mais pour ceux qui ont une formation philosophique, les trois registres ont plus de résonnance si on les met en relation avec trois mots concepts grecs. Je ne crois pas que Lacan aurait été contraire à cette transcription, étant donné que – comme nous l’avons vu – il faisait grand cas de Platon. Nous pouvons dire que le Symbolique est eidos (ou idea), l’Imaginaire est eidolon.

Ces deux termes se ressemblent comme des frères jumeaux, même si la pensée occidentale les a opposés comme Étéocle et Polynice à Thèbes : même étymologie, quasiment le même sens – nous pourrions tous deux les traduire par aspect – mais depuis lors conçus comme étant opposés. Eidolon signifiait aspect en tant que simulacre, fantasme, image mentale, mais aussi ombre. C’est donc les images sensibles, mais aussi les reproductions simulées – eika – vraisemblables (d’où notre terme « idoles »). Il caractérisait l’art méprisé par Platon puisque « idolâtre », c’est-à-dire imitation du sensible qui est à son tour imitation de l’eidos. De manière analogue, l’Imaginaire lacanien est eidola, c’est le monde des images qui sont aussi, toujours, des ombres spéculaires du sujet.

Au contraire, eidos est l’aspect en tant que forme essentielle, intelligible des choses ; aujourd’hui, nous dirions la structure. Pour Platon, l’ousia (c’est-à-dire la substance, le fond, l’être) était des ideai – c’est-à-dire des structures – alors que les eidola sensibles étaient des apparences, des artifices. Il est bien certain que le premier ‘structuraliste’ est Platon.

Je m’excuse pour ce rappel un peu pédant du langage philosophique antique, mais celui-ci met en valeur quelque chose qui, dans la distinction entre Imaginaire et Symbolique, ne ressort pas : le fait d’être deux déclinaisons différentes d’une même ‘idea’.

De plus, le mot grec pour Réel – pragma – est intéressant aussi car il dérive, comme praxis, de pràtto ou pràsso, j’agis. Ce n’est pas un hasard si celui-ci a amené au « pragmatique » de nos langues modernes : comme pour les grecs, pour notre culture aussi, n’est réel que ce qui est pratique, ce qui est action. Le pragmatisme a été – dans des formes différentes[1] – la philosophie dominante durant le Siècle puisqu’il a abandonné l’ousia (le foyer stable de l’être au-delà de tout changement) pour se focaliser sur la praxis, sur la seule réalité qui compte, celle qui fait changer l’acte et l’action.

Aujourd’hui, le grand art occidental que nous appellerons ‘classique’ se voulait révélation de l’eidos des formes sensibles à travers la représentation de ces formes comme des eidola. Depuis l’Antiquité, on a pu remarquer que l’art n’est pas seulement une mimesis des êtres sensibles, mais qu’il nous convainc puisqu’il réussit à transfigurer les être sensibles représentés ou simulés – c’est pourquoi les œuvres pré-modernes sont « belles » ou « sublimes », même quand elles représentent des choses affreuses ou viles.

Au contraire, ce que l’art moderniste thématise est le langage même de l’art, son logos – Wittgenstein (1951) dirait son jeu de langage. Il thématise l’art en général en tant que langage, qui est l’expression d’une forme de vie que nous pouvons qualifier d’artistique. Alors que le classicisme entendait ‘icôniser’ les objets sensibles (eidola) en en révélant leur « belle » (ou sublime) forme essentielle (eidos), la modernité entend manifester l’eidos de la techné, du jeu artistique même. Ainsi, l’art devient une méditation sur l’art et n’est plus une idéalisation (une eidosation, dirais-je) du monde sensible.

En interrompant le glissement vers le sens (dans le cas de la peinture, le monde représenté), l’artiste moderne nous arrête dans la banlieue du signe qui est le signifiant.

Il faudrait alors interpréter comme des allégories du signifiant tous les loci dans lesquels Kafka nous montre un personnage qui n’arrive pas à pénétrer au cœur de quelque chose qui lui était pourtant promise et destinée. Par exemple, dans Le procès, l’apologue de l’homme de la campagne qui attend en vain toute sa vie qu’on lui ouvre les portes de la Loi. Ou bien, l’arpenteur du Château qui ne réussira jamais à entrer dans le Château qui l’avait pourtant employé. Ou encore dans La métamorphose, l’impossibilité de Gregor, le scarabée, d’être admis dans la salle à manger familiale, emplie de la chaleur d’une musique et d’une beauté sororale. Cette impossibilité d’accéder au Lieu me semble être une métaphore du projet de l’art du Siècle qui s’interdit chaque fois d’accoster le sens – comme l’eidos de l’eidolon –, restant toujours dans la banlieue du signifiant.

 

 

  1. ‘...l’art du Siècle est amateur du Réel...’

 

Dans le modernisme, la réflexion des/sur les jeux de langage de l’art n’est toutefois qu’une partie de celui-ci. Et c’est précisément parce que la re-présentation vraisemblable des objets cesse d’être essentielle que l’art du Siècle a pour objectif de nous présenter quelque chose. Il aspire à nous mettre en contact, de façon pratique, avec pragma.

Que se passe-t-il, par exemple, dans les versions de la Montagne Sainte-Victoire auxquelles nous nous sommes référés ? Nous avons dit que Cézanne n’a plus pour objectif, à travers cette icônisation, de nous manifester l’essence (eidos) de la Montagne rendue Belle ou Sublime grâce à cette révélation de son essence : ici, elle nous apparaît comme étant une figure géométrisée, privée de vie pittoresque, comme un mont lunaire qui semble être regardé pour la première fois par un être humain. C’est-à-dire que Cézanne essaye de renoncer au regard pictural – qui idéalise et qui sublime – sur le monde pour nous faire avoir un contact rêche, sévère et dur avec les choses mêmes. C’est une représentation deshumanizada de la nature, car elle n’est encore ni colonisée, ni signifiée, par le regard humain : une initiation au Réel avant ou au-delà de toute représentation qui interprète la nature ou la rend subjective. Cézanne voulait aller vers les choses mêmes[2].

Cézanne nous dirige donc vers le Réel en reflétant le caractère artificiel de la représentation du monde – comme le fera tout moderniste, selon sa manière propre – et il nous fait ainsi ‘réaliser’ que la nature réelle n’est pas celle qui est transfigurée par la mimesis artistique.

 

Mais l’art du Siècle est amateur du Réel, non seulement dans la mesure où il indique quelque chose au-delà de l’œuvre et que l’œuvre ne pourra pas représenter, mais aussi dans la mesure où il indique surtout un en-deçà de l’œuvre que l’art pré-moderne supposait sans jamais poser.

Cet en-deçà a un impact direct sur le Réel. Pour de nombreux individus du XXe siècle, l’art était un moment de la Révolution, une manière de révolutionner notre rapport aux choses du monde. En court-circuitant les représentations, ‘les modernes’ affirmaient la fonction performative de l’art. « Performatif » signifie qu’avec certains mots, des choses se font, que par le langage, nous ne nous limitons pas, en somme, à représenter ou à décrire le monde, mais nous agissons dans celui-ci.

 

Arrêtons-nous un instant sur l’acte très célèbre, accompli par Duchamp en 1917, qui consistait à exhiber un urinoir en l’appelant Fountain. Pourquoi cette installation nous semble-t-elle être un événement si crucial aujourd’hui encore ?

Il ne faut pas oublier que Duchamp présenta l’urinoir comme une fontaine, c’est-à-dire, non pas comme une œuvre sculpturale au sens strict, mais comme de l’« art décoratif », du design. Les fontaines classiques sont aussi des objets d’usage courant, des œuvres à mi-chemin entre architecture et sculpture : elles font jaillir des jets d’eau, auxquels on peut aussi boire. Or, en exposant un urinoir, Duchamp choisit un objet encore plus fonctionnel que la fontaine. Il expose à la contemplation artistique quelque chose de tout à fait ‘pratique’.

Mais alors, qu’apprécions-nous dans cet acte ? C’est justement le fait que ce soit un acte. En effet, le geste de Duchamp fait date, ça a été un événement. Derrière la réflexion (critique, ou ironique, ou satirique) du jeu de l’art, l’installation de Duchamp est mémorable, nous nous en rappelons encore aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’un événement naturel, mais culturel, et pourtant il n’en est pas moins réel. L’art du Siècle, en mettant à nu le paradigme de l’art classique, a pour objectif d’être des performances qui font irruption dans le Réel.

En effet, ce qui détermine aujourd’hui la fortune d’un artiste c’est le fait que son acte ait fait date dans le parcours de l’art.

De cette manière, en allant au-delà des eidola et de leur eidos, l’art moderne nous destine d’une part au pragma, à la chose réelle que nous entrevoyons au-delà de l’image (eidolon), et d’autre part, nous interpelle en tant que praxis, c’est-à-dire en tant qu’action historique, exemplaire ou de rupture, où il y va souvent du corps et parfois aussi de l’intégrité de l’artiste.

 

 

  1. ‘...que son acte ait fait date...’

 

L’art du Siècle est donc peu « imaginaire », souvent carrément anti-imaginaire. Si par imaginaire nous entendons précisément la focalisation sur l’eidolon.

Aussi, Lacan a voulu réduire, remettre à sa place pourrais-je dire, la dimension imaginaire. Au fond, Lacan a du mépris pour l’Imaginaire, il a horreur du Symbolique et il espère dans le Réel. Parfois, dans ses séminaires, il fait allusion aux individus qui voudraient se passer de l’Imaginaire et précise au contraire que non. Et ce car l’Imaginaire est la bête noire de nombreuses branches de la psychanalyse, en particulier la psychanalyse lacanienne.

Remarquons tout de même que les trois registres lacaniens n’ont pas grand chose à voir avec ce que, dans le langage courant, nous entendons par symbolique, imaginaire et réel. En effet, le symbolique lacanien ne symbolise rien (il a plutôt à faire avec les symboles mathématiques qui ne signifient rien). Le Réel n’est bien évidemment pas la réalité qui nous entoure et que nous considérons comme étant un référent commun pour nous tous. Et l’Imaginaire n’est pas essentiellement nos images mentales. Ce n’est pas un hasard si l’élaboration lacanienne de l’Imaginaire commence par le stade du miroir, c’est-à-dire par l’expérience de la vision de nos images spéculaires. Et bien sûr, notre image dans le miroir n’est pas du tout ‘intérieure’, mais tout à fait extérieure, elle nous fait face. (Nous pourrions dire de Lacan ce que Sartre [1977, pp. 140-1] dit de Husserl : qu’il nous a libéré de notre vie intérieure) L’extraordinaire tour de force de Lacan a été de ramener toute la vigueur de la vie imaginaire inconsciente, dans laquelle se plaît grande partie de la psychanalyse, à l’expérience perceptive de l’image narcissique (l’image de soi dans le miroir) ; de la même manière que l’image picturale d’une montagne est une image, mais certainement pas ‘intérieure’.

Ce mépris lacanien pour l’Imaginaire est un héritage non seulement de Freud, mais aussi de la tradition des Lumières : ce qui est important c’est d’aller au-delà des images qui sont des illusions. Alors que ce qui compte c’est le Symbolique et le Réel. Lacan veut nous amener au-delà de l’Imaginaire, qui s’articule dans le fantasme, dans l’imago. Comme pour Freud, pour Lacan aussi les névroses sont des illusions imaginaires, des captations de la part des fantasmes. De même que l’art du Siècle s’est dévié de la représentation imitative des choses sensibles, de même la psychanalyse lacanienne veut nous amener au-delà des pièges de l’imaginaire.

Ainsi, sur la quatrième de couverture des Écrits, Lacan inscrit son œuvre dans la lutte contre l’obscurantisme. De manière très obscure, il s’inscrit dans le « débat des Lumières ». « L’obscur y passe pour objet et fleurit de l’obscurantisme qui y retrouve ses valeurs » (Lacan, 1966).

Et les obscurités sont celles de l’Imaginaire. En mettant en évidence le Symbolique et le Réel, l’œuvre de Lacan a voulu être une émancipation éclairée de l’emprisonnement par l’icône. La lumière des Lumières dissipe les ombres qui – déjà comme dans la caverne de Platon – ne sont que des images. Le Siècle a voulu montrer que tout l’art d’avant était un théâtre d’ombres. (Et pas seulement l’art : la culture populaire, les religions, le capitalisme, etc.)

Voilà le sens de la formule que Lacan a utilisé pour représenter le fantasme sous forme d’algorithme :

 

   ◊   a

 

Le fantasme est ‘réduit’ à une intersection entre la subjectivité désirante (, Signifiant barré) et l’objet appelé a, c’est-à-dire un objet ‘autre’ au-delà du fantasme, qui n’est pas simplement le contenu d’un fantasme, mais quelque chose de réel que le sujet, grâce à son activité imaginaire, essaie de capter dans ses significations.

          Mais que la vie imaginaire soit aux ordres du symbolique, c’est ce que tout l’art du XXe siècle a précisément tenté de démontrer, comme nous l’avons dit.

          Prenons les tableaux qualifiés de ‘métaphysiques’ de De Chirico (que je qualifierais, moi, de métapicturaux). On y voit d’étranges places Renaissance vides, des mannequins... À l’époque, ces tableaux impressionnèrent beaucoup car à travers eux, De Chirico disait en quelque sorte « tout l’art classique ne représente que des mises en scène théâtrales ! Et des mannequins ! » Les décors de la Renaissance et les mannequins sont à leur tour des artefacts, des simulations, raison pour laquelle le devoir de l’art sera désormais d-énoncer – énoncer et dénoncer – l’art classique en tant que construction, fiction, mise en scène, créature du logos avant même que d’être ouvrage de mimesis.

          Comme la théorie de Lacan, l’art du Siècle est donc logocentrique – si nous entendons pour logos le jeu de langage spécifique à tout art ou à l’art en général. Mais aussi dans le sens où l’art, loin de décanter les choses pour nous, duplique le monde entièrement construit dans lequel nous vivons aujourd’hui. L’art ajoute ses artefacts à un monde déjà débordant d’artefacts.

 

          Je dis ‘logocentrique’ car Lacan met évidemment le langage – réalisé dans lalangue – dans la position dans laquelle Hegel avait mis le Geist, l’esprit, et Heidegger l’Être. Pour ces philosophes, ces derniers étaient la condition archéologique, dirais-je, pour rendre possible le monde phénoménique en général, ouverture préalable aux êtres. ‘Archéologie’ de arché qui signifiait commencement, commandement ; ‘archéologie’ est donc le ‘discours du commandement’. Pour Lacan, plus modestement, le langage est la condition de possibilité – le commandement – de l’inconscient, c’est-à-dire de la subjectivité. Pour Lacan, l’être humain est essentiellement caro loquens, de la chair parlante.

          On pourra dire : pour Lacan, le langage n’est pas une condition transcendantale – archéologique, avons-nous dit – car il se rapporte à une discipline ‘positive’, la linguistique structurale, qui prétend décrire le langage et les langues comme des objets du monde. Mais pour Lacan, la linguistique nous dit comment œuvre la signification, elle ne nous dit pas le quoi de la signification. Le logos se phénoménalise dans les différentes langues, mais le logos est la condition de la possibilité de la linguistique même, ainsi que de la psychanalyse. C’est cela le sens de son apophtegme : « Il n’y a pas de métalangage, il n’y a pas d’Autre que l’Autre ». Car si l’Autre est le lieu du symbolique, le trésor des signifiants, il ne pourra jamais y avoir de science de l’Autre – ‘de’ dans le sens de ‘de Alieno’, autour de l’Autre. C’est-à-dire qu’il ne pourra y avoir aucun langage qui dise l’essence du langage. On ne peut pas se mettre en dehors du langage pour en parler. L’impossibilité du métalangage est, en somme, une manière ‘logique’ de dire la transcendentalité du langage, ainsi que l’espace et le temps en tant que tels étaient transcendantaux pour Kant. Pour Lacan, nous resterons toujours au niveau de lalangue, nous ne pourrons jamais ‘dire’ le langage.

          Appeler la langue « lalangue » – la lallation de notre accès au langage – est une autre manière de mettre en exergue le signifiant. Les origines – infantiles – de tout mot consistent toujours en un redoublement de la même syllabe : « pipi », « caca », « papa », « mama », « popo », « dodo », etc. C’est en redoublant que le son, qu’on suppose onomatopéique, devient un signe linguistique. « Lalangue » désigne la matrice répétitive, puérile, de tout langage. En effet, le modernism artistique a mis en avant la même chose. Pour reprendre les ready-made de Duchamp : d’une part il y avait l’objet utilitaire déjà fait, de l’autre il y avait sa duplication ‘artistique’. Il s’agissait en effet de reaready-mamade... En somme l’objet ‘naturel’ n’est pas représenté, mais dupliqué, redoublé, pour mettre à nu sa transsubstantiation en signifiant.

          C’est cela la spécificité des célèbres portraits de stars de la part d’Andy Warhol. À l’époque, les VIP se précipitaient pour se faire faire un portrait par Warhol et, lui, leur demandait toujours une photo d’identité. Le portrait – ou mieux, le poportrait – n’était pas réalisé en observant le visage de la star, mais en dupliquant un de ses portraits photographiques. De cette manière, Warhol, et la pop art en général, ont voulu nous montrer que l’art nouveau n’était plus la mimesis de l’objet naturel, mais l’artefact d’un artefact, la re-présentation artistique de l’objet, déjà fabriqué et donc déjà, de manière constitutive, signifiant.

 

 

  1. ‘...l’efficacité de l’analyste est dans son action...’

 

Un grand équivoque entoure aujourd’hui encore le logocentrisme de Lacan.

En effet, ce que j’ai appelé la position archéologique du langage ne dédouane pas du tout chez Lacan une Apologie humaniste du langage, puisqu’il nous humaniserait en nous libérant de l’animalité (pour Lacan, le monde animal est entièrement renfermé dans des complémentarités imaginaires). Car d’autre part, le langage est quelque chose de néfaste : « il tue la chose » et il nous sépare définitivement d’une sorte d’insouciance animale de l’origine.

Ainsi, nombreux sont ceux qui portent Lacan aux nues pour avoir exalté le Symbolique, le langage, tandis que, au contraire, il n’a pas cessé de Le dénoncer comme mortifère.

Je ferais ressortir cette horreur qu’avait Lacan pour le langage à une tradition romantique qui considère, à partir de Rousseau, l’humanité comme une séparation catastrophique de l’immédiateté et de l’innocence de la vie. Si nous interprétons le Symbolique, l’Autre, comme la Culture au sens large, alors la pensée de Lacan s’intègre dans le courant de la « critique de la Kultur », à laquelle Freud (1929) contribua aussi de façon notoire. Le Symbolique nous humanise, bien sûr, mais au coût d’une greffe immuable de la dimension de la mort dans la vie.

La contrainte de répéter, les automatismes en quoi consistent les psychopathologies, sont pour Lacan des effets du symbolique, et non du « biologique » (le comportement biologique est, pour lui, Imaginaire). Le signifiant, le langage, ont, comme il le disait, un effet « mortel ». Le célèbre logocentrisme de Lacan – que Derrida (1980) a contesté – est surtout une logophobie.

 

 

C’est là qu’on saisit toute la différence entre Lacan et la psychanalyse du mainstream. Prenons W. R. Bion. Selon ce dernier, la fonction humanisante, d’abord celle de la nourrice, puis celle de l’analyste, consiste à transformer de manière digestive le magma insensé des éléments béta en éléments alpha, c’est-à-dire en symboles qui permettent de penser. Pour Lacan, c’est l’inverse : à l’origine il y a la symbolisation, mais à la fin il faut retourner à la chair. C’est-à-dire à la vie même avant toute symbolisation de la mort mais au-delà de celle-ci. D’où la position anti-intellectualiste de la pratique analytique de Lacan, pour lequel le but de la cure n’est pas de faire symboliser de manière adéquate, de réussir à penser grâce aux symboles, mais de « rectifier le rapport au Réel ».

 

Et ce serait une erreur de prendre au pied de la lettre son exaltation initiale de la parole dans la cure analytique. En effet, sa pratique clinique se révélait être la pratique la plus limitative de la parole que l’on pouvait imaginer. Dans les faits, ses célèbres courtes séances étaient de drastiques amputations du libre déversement des flots de paroles. Pour Lacan l’analyse n’était pas un ‘chat’ payant, ce n’était pas un exercice irresponsable de free speech. D’autre part, sa parole interprétante était limitée au minimum, tandis que toute l’efficacité de l’analyste se situait dans le quand interrompre la séance, dans son acting off, pourrions-nous dire (dans le fait de mettre l’analysant dehors).

 

Paul Lemoine racontait que, au cours de son analyse avec Lacan, les séances devenaient de plus en plus courtes (Leguil 2000; Cosenza 2003, p. 61). Quand un jour Lemoine lui en demanda la raison, Lacan répondit : « Parce que je veux les rendre plus solides ! » Moins de paroles, plus de solidité. En général, Lacan est passé d’un idéal de « parole pleine » à un idéal de « parole solide », ou d’« entr’acte solide », c’est-à-dire à une parole qui tourne autour de quelque chose qui lui échappe.

Ainsi, Lacan, parti d’une position logocentrique hégélianisante – la position pour laquelle il est aujourd’hui encore célèbre –, est arrivé à une vision de plus en plus réal-iste, où ce qui compte n’est plus la parole ni le langage, mais précisément ce que la parole et le langage perdent, un Réel qui est en même temps ce qui les produit.

 

 

  1. ‘...un impossible qui a toujours lieu...’

 

Je ne chercherai pas ici à illustrer de manière linéaire ce que Lacan entendait par Réel. Mais on peut toutefois dire que le Réel est intimement lié au Symbolique, comme deux faces d’une même pièce de monnaie. Cette implication réciproque est illustrée par la surface que l’on appelle tore :

 

 

 

          On dit habituellement que le Réel est la partie vide au centre du tore, alors que le Symbolique serait le volume plein de la figure en anneau ; en mathématiques, on l’appelle «  volume toroïdal ». Il s’agit de l’extimité fondamentale – contraire de intimité – du sujet humain, qui a pour centre quelque chose qui lui est extérieur. Il est évident qu’il n’y aurait pas de vide central s’il n’y avait pas de tore, et il n’y aurait pas de tore si un vide central ne le déterminait pas. En somme, le Réel lacanien est pensé en termes fondamentalement dialectiques : il n’y a pas de Chose-en-soi que tout phénomène signifiant présupposerait, mais Symbolique et Réel se constituent simultanément, pour ainsi dire.

          Pourtant, on peut remarquer que, très souvent, des penseurs – même des penseurs raffinés – qui s’inspirent de Lacan – et Badiou est un de ceux-là – parlent du Réel comme s’il s’agissait de notre réalité à nous, celle que nous connaissons bien, qui est en dehors de notre esprit et de nos symboles. S’agit-il seulement d’un malentendu sur ce que Lacan voulait dire ? Ou, est-ce que, dans le fond, la notion lacanienne de Réel et la réalité dans son sens courant se recoupent ?

          Le Réel coïncide avec la Réalité dans son sens courant, dans la mesure où cette dernière est perçue par le sujet comme étant erronée ou ‘incroyable’. Comme quand on nous dit, tout à coup, qu’une personne qui nous est chère vient de mourir et que nous nous exclamons : « Ce n’est pas possible ! » Le Réel – disait Lacan – est l’impossible. Mais un impossible qui a toujours lieu. C’est le caractère inacceptable de ce qui a lieu. Le Réel est le côté scandaleux – pour un sujet – de la réalité.

 

 

10.‘...sont au nombre de trois les métiers impossibles...’

 

Une objection de bon sens s’impose : ramener l’œuvre lacanienne à ce que l’esthétique du XXe siècle a essayé de faire peut être philologiquement convaincant, mais on ne comprend pas comment cela peut avoir une valeur en psychanalyse ; cette dernière n’étant pas du tout une activité esthétique. Si l’art est de l’otium qui perce d’un rien la densité de nos vies, la psychanalyse est du negotium, du travail. Il y a longtemps, j’appelai les études analytiques les « ateliers de l’âme ». La psychanalyse est aussi et surtout une pratique de cure de personnes qui souffrent : la médecine ne devrait-elle pas, à la place des avant-gardes artistiques tapageuses, servir de modèle à la pratique aussi bien qu’à la théorie de la psychanalyse ? Chez Lacan, n’y a-t-il pas une désinvolture irresponsable et ‘oisive’ à l’égard de la fonction thérapeutique de l’analyse ?

          En effet, nous ne pouvons pas dire que les grandes révolutions scientifiques du XXe siècle – en particulier, la relativité d’Einstein, la mécanique quantique, le théorème de Gödel, la synthèse de Darwin à travers la génétique – sont isomorphes ni même analogues aux révolutions artistiques et philosophiques qui leur sont contemporaines (ou au contraire, pouvons-nous le dire ?). Les sciences (n’) ont-elles (pas) une temporalité bien à elles et évolutive qui doit bien peu à l’ « esprit des temps » ? Sans s’attacher aux sciences de notre temps, comment cet appel esthétisant au pouvoir du Symbolique et à la perspective du Réel peut-il garantir ‘le consommateur’, c’est-à-dire celui qui consomme, en les payant, les cures des psy ?

          En effet, Freud ne voyait pas l’analyse comme un art et il décrivit bien le poste qui lui était assigné quand il écrivit que les métiers impossibles étaient au nombre de trois : gouverner, éduquer, psychanalyser[3] (ce à quoi j’ajouterais aussi administrer la justice). En substance, il pensait à la psychanalyse comme à une pratique éthique, comme le sont la politique et la pédagogie (et la jurisprudence). Nous pourrions appeler cela une psychoprudence. En d’autres termes, la psychanalyse n’est pas une technologie qui exploite des théories scientifiques – elle n’est pas comme la médecine moderne, entièrement technoscientifique. C’est une pratique de direction et de cure des êtres humains. Je crois qu’au fond Lacan partageait cette position et ce n’est pas un hasard si l’un de ces séminaires les plus déterminants est précisément L’éthique de la psychanalyse.

          D’autre part, le projet de l’art du Siècle fut justement de ne pas se limiter à être un plaisir et un divertissement, otium, mais d’être lui-même une cure, une metanoia au sens de Saint-Paul, à savoir, une mutation mentale du public.

          Nous pouvons donc dire que Lacan a essayé d’amener à une pratique éthique – la psychanalyse – une mutation de paradigme qui s’est produite aussi dans l’esthétique. Pour Lacan aussi l’analyse est un dépassement des enchantements imaginaires grâce à la reconnaissance du jeu aveugle du symbolique, de manière à pouvoir faire accéder le sujet au Réel.

 

          Je remercie Domenico Cosenza et Antonio Lucci pour leurs suggestions.

 

Traduction de Aurélie Lherminier.

 

Badiou, A. (2005) Le siècle, Seuil, Paris.

 

Cézanne, P. (1937) Lettre à Emile Bernard du 26 mai 1904, in P. Cézanne, Correspondance, Grasset, Paris.

 

Cosenza, D. (2003) Jacques Lacan e il problema della tecnica in psicoanalisi, Astrolabio, Roma.

 

Derrida, J. (1980) “Le facteur de la vérité” in La carte postale, Flammarion, Paris.

 

Freud, S.:

-        (1925) « Préface à « Jeunesse à l’abandon » », in Œuvres complètes, vol. XVII, traduction de R. Lainé, PUF, Paris, 1992 , p. 161.

-        (1929)  « Malaise dans la civilisation », in Œuvres complètes, vol. XVIII, traduction de P. Cotet, R. Lainé, J. Stute-Cadiot, PUF, Paris, 1994.

-        (1937) « L’analyse finie et l’analyse infinie », in Œuvres complètes, vol. XX, traduction de J Altounian, P. Cotet, J. Laplanche, F. Robert, PUF, Paris, 2010 p. 50.

 

Lacan, J.:

- (1966) Écrits, Seuil, Paris.

- (1974) "La troisième", Lettres de l'Ecole freudienne, 16, 1975.

- (2011) Le Séminaire, livre XIX, “…ou pire”, Seuil, Paris.

 

Leguil, F. (2000) “De la nature du consentement des analysants aux séances courtes”, La cause freudienne, 46.

 

Merleau-Ponty, M. (1948) “Le doute de Cézanne”, Sens et non sens, Nagel, Paris.

 

Ortega y Gasset, J. (1925) La déshumanisation de l’art, traduction de Paul Aubert et Eve Giustiniani, Éditions Sulliver, Paris, 2008.

 

Sartre, J.-P. (1947) « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Situations, I, Gallimard, nrf, Paris.

 

Sontag, S. (1966) « Contre l‘interprétation », in L’œuvre parle, traduction de Guy Durand, Seuil, Paris, 1968.

 

Wittgenstein, L. (1951) Investigations philosophiques, in Tractatus logico-philosophicus, traduction de Pierre Klossowski, Gallimard, Paris, 1961

 



[1] Je ne pense pas seulement au pragmatisme ‘officiel’ de James, de Dewey, de Rorty. Est ‘pragmatiste’ l’Heidegger de Être et Temps (le Dasein comme étant jeté-se-projetant), tout comme le second Wittgenstein (les jeux de langage, le langage comme mesure...). Le marxisme est devenu « philosophie de la praxis » (Gramsci), l’idéalisme est devenu philosophie de l’acte pur (Giovanni Gentile) et l’historicisme, la phénoménologie même est devenue une herméneutique de l’application (Gadamer). La pensée négative allemande est devenue philosophie de l’« agir communicationnel » (Habermas). Etc.

[2] Cfr. M. Merleau-Ponty (1948).

[3] Freud 1925; 1937 Oeuvres complètes, vol. XX, p. 50; OSF p. 531.

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