Fluxury by Sergio Benvenuto

Evènement CageJun/28/2016


Un compte rendu de 1977

Le 2 décembre 1977, j’ai assisté, au Théâtre Lyrique de Milan, à un concert de John Cage intitulé Empty Words, mots vides. Je ne connais pas grand-chose de Cage, je ne suis pas expert en musique, donc je n’attendais rien en particulier.

Toutefois, j’avais vu Cage à la télévision quand j’avais dix ans au quiz Lascia o raddoppia?, à l’époque très populaire, sans savoir qui il était. On l’interrogeait à propos de la mycologie, c’était ennuyeux. Je me souviens clairement que cet américain bien habillé, qui parlait un italien assez approximatif, avait fait écouter lors de l’émission l’une de ses compositions qui reproduisait d’après lui les sons de Venise : il l’exécuta au moyen d’un dispositif alambiqué, fabriqué par ses soins -- qui me rappelle aujourd’hui les machines complexes, automatiques et inutiles de Jean Tinguely -- un bricolage fait à partir d’objets domestiques comme des boîtes, des cafetières, des poêles, etc. Enfant, ces bruits me plurent, j’y retrouvais quelque chose de l’atmosphère phonique de Venise ; ce ne fut pas le cas de Mike Bongiorno [le célèbre présentateur de ce jeu télévisé] qui, d’après ce que j’ai lu par la suite, en resta pantois. Ainsi, si je pouvais attendre quelque chose venant de lui, c’était une ingénieuse production de bruits.

Mais le concert, organisé par une radio alternative devant quelques milliers de jeunes plus ou moins proches des avant-gardes, s’est révélé bien pire que ce que l’on pouvait craindre. Cage s’est assis devant une table, et il a commencé à lire des extraits du Journal de Thoreau, des passages combinés par le biais d’un système stochastique repris du Yi-King (Cage, bouddhiste zen, a toujours recours au Yi-King pour ses concerts). Cage proférait les syllabes sans même imiter le chant, sauf à certains moments où sa voix se cabrait brusquement en prononçant certains sons. En même temps, des diapositives reproduisant des formes abstraites en noir et blanc étaient – très lentement — projetées. Et tout cela pendant deux heures et demi. Il n’y a pas de quoi s’étonner si – après quelques minutes, une fois que le public, sans aucun doute bien intentionné, s’était aperçu que cela allait durer longtemps – un grand vacarme a éclaté. Certains sont partis, mais nombreux sont ceux qui sont restés à protester par des hurlements, des sifflets, des danses moqueuses, en se roulant par terre, etc., alors que Cage, avec sa barbe blanche ironique, poursuivait imperturbable sa performance - même lorsque certains jeunes, montés sur scène, lui enlevaient ses lunettes et que d’autres s’approchaient de lui de manière menaçante.

J’ai donc éclaté de rire quand, le lendemain, j’ai lu la critique de l’événement sur le Corriere della Sera, le quotidien italien le plus prestigieux à l’époque, signée par le musicologue Duilio Courir : le critique de pointe de ce journal se plaignait du manque de tenue et du chahut du public. En bref, il disait que ces jeunes ne lui avaient pas permis de travailler en paix, « C’est honteux, ce n’est pas ainsi que l’on se comporte pendant un concert ! ». Il essayait ensuite de commenter Empty Words, mais fatalement il n’en résultait, justement, que des mots vides.

Par la suite, j’ai su que les réactions du public américain, pourtant plus rompu que le public italien aux extravagances d’avant-garde, sont souvent, lors des concerts de Cage, bien plus « honteuses » que celles d’un public milanais tout compte fait débonnaire. Pendant ses performances éclatent de véritables bagarres dont Cage sort parfois meurtri. Lui-même a dit avoir eu peur d’Allen Ginsberg, quelqu’un qui ne peut surement pas être accusé de traditionalisme, pourtant arrivé sur le point de le frapper.

Pendant le « concert », un musicologue haranguait les jeunes déchainés, en leur expliquant le « sens profond » de cette étrange mise en scène. Bien sûr, il ne suivait pas, lui non plus, les borborygmes de Cage, et expliquait que la bizarrerie de ce vieux bonhomme était une provocation pédagogique, exécutée afin que le public, quittant le rôle passif d’écouteur, se décidât à devenir lui-même le protagoniste de la musique. « Si vous saviez quel pianiste talentueux est Cage ! – disait-il – Il pourrait gagner des millions en jouant Schönberg, et au lieu de ça il vous laisse la parole, à vous, le public ». Cette parole laissée au public, c’étaient les hurlements de déception de ces jeunes. Toutefois, cette interprétation soixante-huitarde de la performance de Cage – le cliché d’après lequel le public doit cesser d’être passif – produisait quelques effets apaisants sur les plus voyous d’entre eux.

Pour ce qui est des organisateurs, des jeunes d’extrême-gauche, ils étaient eux-mêmes déçus et soucieux de sauver la face, et cela doublement : pour ne pas faire une piètre figure avec Cage d’une part, mais d’autre part pour ne pas la faire non plus face à « leur » public, à qui ils avaient promis un événement mondain exceptionnel.

Mon impression est toutefois que Cage ne souhaite absolument pas faire l’animateur culturel, en stimulant la créativité musicale du public. Je pense que, tout à fait conscient de la cohue qu’il provoque ponctuellement, il se sert du public pour faire émerger la musique du public.

Comme tout moderniste, Cage aspire au vide – au silence dans le cas de la musique. De même que Malevitch arriva à peindre « Carré blanc sur fond blanc », Duchamp à exposer une roue de vélo, et Piero Manzoni à mettre en boîte son propre caca. Tout le XXe siècle moderniste – donc Cage également – vise à dénoncer ce que j’appellerais le « fétichisme » de toute forme d’art ; dans le cas de la musique, les fétiches sont les sons. Il semble penser que la musique ne correspond pas aux sons produits par les musiciens, mais qu’elle est celle qui est « jouée » dans les tripes des spectateurs. Déjà dans les années 1930, Sartre remarquait – dans L’imaginaire – que l’œuvre d’art n’est rien de réel. La réalité d’un tableau est un mélange de couleurs, la réalité d’une symphonie est une production continuelle d’ondes sonores... L’image musicale des sons, ça ne tient pour ainsi dire pas debout, car l’imagination, disait Sartre, est irréalisante. La musique, c’est toujours nous-mêmes qui la faisons, même lorsque nous l’écoutons passivement. Le fait est toutefois que presque toute la musique – sauf justement certaines formes modernistes – s’efforce de faire tout ce qu’elle peut pour nous le faire oublier. La peinture essaie de nous faire oublier que le tableau, c’est nous qui le faisons, l’architecture essaie de nous faire oublier qu’une maison, c’est celle que nous vivons nous-mêmes en l’habitant, etc. Cage est ainsi insupportable pour beaucoup, et il déclenche notre rage – même si nous sommes Allen Ginsberg –, car il nous rappelle au contraire que la musique, c’est toujours nous qui la faisons.

Que joue le public silencieux et respectueux qui écoute un concert du pianiste Maurizio Pollini ? Quelle « musique » est-il en train de faire ? Le public ne s’exprime pas pendant le concert, à part à la fin, par le son des applaudissements. Parfois toutefois il s’exprime aussi pendant. Dans un film de 1955, I Pappagalli, le célèbre acteur comique italien Peppino de Filippo joue un homme du peuple grossier qui se retrouve à un concert de Vivaldi. Notons que dans le film, on n’entend pas la vraie musique, mais celle que le personnage perçoit : une répétition lente et monotone des mêmes accords ; en somme, c’est comme si ce rustre assistait a un concert de Cage… Ennuyé et mal à l’aise, à un moment il est frappé par une toux irréfrénable, et il doit partir… Était-ce un symptôme morbide ? Faut-il l’interpréter en termes freudiens, en tant que stratagème de l’inconscient pour se défiler lors d’un concert complètement barbant pour lui? De toute évidence, s’exprimait là le désir inconscient de superposer à une musique pour lui incompréhensible son propre son bruitiste. Au contraire, lors d’un concert de Pollini, nous ne souhaitons absolument pas nous superposer à la musique, nous jouissons de la performance en tant qu’objet auréolé par une aura, comme le dirait Walter Benjamin. Mais ce faisant, nous refoulons totalement la « toux de l’âme ». En effet, le morceau musical dans son ensemble, en se donnant après coup lorsque les phrases musicales sont déjà passées, en se présentant en tant que cause et objet de nos émotions d’auditeurs, nous déresponsabilise et nous rassure.

En revanche, Cage ne fait pas de bruit. Dans ce concert milanais, ses sons à peine audibles glissaient vers le silence. Au Teatro Lirico, les gens étaient exaspérés car on n’arrivait pas à le faire taire – et cela justement parce que l’exécuteur se taisait presque. Ce qui irritait était son ne-pas-faire-de-bruit. Alors que ces mêmes personnes, peut-être, supportent des heures de non-stop music assourdissante au bar Motta de la galerie commerciale Vittorio Emanuele II à Milan.

Ce presque-se-taire, intolérable, a ainsi obligé le public à «jouer » sa musique. Les voix disaient : « On veut les Rolling Stones ! » — « Betty Curtis, c’est mieux » — un tel chantait « Mamma, mormorò la bambina… », un autre « Và pensiero…. »[1] — des slogans politiques, des gens qui battaient les pieds d’impatience, un autre disant « on reste ici à écouter ce Cage alors qu’à Rome les métallurgistes défilent », etc. En exprimant son désir de musique contre ce presque-silence de Cage, le public révélait la musique de ses désirs : la musique nationale-populaire[2] de la jeunesse milanaise, « la musique habituelle » des slogans de gauche, la « revendication violente » face au Pouvoir, la polyphonie musicale qui exprime un désir de collectif, en plus des retours nostalgiques à la musique des grands-parents, à l’opéra verdien. C’est la musique que ce public-là est capable de jouer, car c’est sa musique de fond, même lorsqu’il écoute Mozart ou Luciano Berio ou les Pink Floyds. Cette « musique » est la requête sonore, presque la réclamation en bonne et due forme, de consommer de la musique.

L’efficacité du transfert – je vous prie de m’excuser pour le terme psychanalytique – créé par Cage consiste à mettre en évidence une vérité. Une vérité spatio-gestuelle aussi, disons proxémique, révélant deux modèles de comportement collectif dominants dans le public qui était là pour l’écouter.

Le premier modèle, c’est celui de l’Idole-Que-L’on-Peut-Enfin-Toucher. Les jeunes filles allaient embrasser et prendre dans leurs bras le musicien en espérant peut-être l’exciter sexuellement, d’autres épiaient comme des voyeurs la partition que Cage lisait, tout comme les étudiants jouissent de l’émotion de regarder dans le cahier de classe du professeur ; nombreux se serraient autour de lui pour jouir de la proximité avec ce monstre-merveille. Un transfert, certes, ambivalent : lorsque Cage a terminé et qu’il s’est levé, il a été submergé d’une ovation et d’une pluie d’applaudissements qui se seraient poursuivis longtemps si Cage – frustrant en cela aussi – n’était pas aussitôt parti, après une révérence rapide et un sourire de salut. Un applaudissement retentissant toutefois ambigu, car on ne comprenait pas s’il exprimait l’admiration pour l’artiste ou la joie que ce concert soit enfin fini.

Le deuxième modèle : le chahut scolaire qui éclate en l’absence ou à cause de l’inaptitude de l’enseignant. C’est pourquoi au cours de la performance on jetait des avions en papier, des rouleaux de papier-toilette, il y avait une forte odeur de haschisch (« interdiction de fumer aux concerts! »), on se roulait par terre ou encore on sautait sur la table de Cage.

En somme, c’est l’orchestration spontanée du public des radios Canale 96 et Milano International[3], c’est-à-dire du public présent ce soir-là, qui a émergé. Les sons, les gestes et les actions de ces jeunes ne sont pas ce qu’écoute ce public, mais ce qu’il « fait » ou souhaiterait qu’on fasse. Le public exprime ce désir de musique et de spectacle.

Quant à moi, je souhaitais que le vacarme se calme, du moins pour quelques instants. Car je voulais enfin écouter, ne serait-ce qu’un moment, l’effet que le son de la voix de Cage faisait sur fond de silence. Mais cela n’a jamais été possible pendant le happening, et pour cause. Car ce public du Teatro Lirico – amateur de musique rock ou électro, je suppose – est malgré tout le public de la non-stop music, comme au bar Motta du centre commercial Vittorio Emanuele II. Le « plein de bruit » des radios libres comme des radios pas tellement libres, fournit à ces jeunes un décor sonore compact, possiblement sans trous ni failles. Eux aussi vivent dans un monde continuellement envahi par la musique, qui ne doit rien faire transparaitre de l’ultra-son.

Aujourd’hui la musique et les images débordent de toutes parts. On n’a plus besoin d’écouter de la musique ni de regarder des images avec attention, étant donné que les images sont désormais la toile de fond de notre vie, alors que la musique se constitue en épaisse tapisserie sonore. Et dire qu’il y a soixante-cinq ans, ce fut un musicien dadaïste, Eric Satie, qui proféra la formule, à l’époque révolutionnaire, de « musique de tapisserie » : une musique qui servait justement de fond sonore, sans qu’on doive l’écouter avec attention. C’est le destin paradoxal de toute avant-garde radicale : avec le temps ses provocations se révèlent être des prophéties, des anticipations, le début de ce qui par la suite, des décennies après, deviendra banalité commerciale, routine pour les masses.

La via di levare[4] [la démarche d’enlever] de Cage semble justement être la version sonore de l’acte d’enlever d’une pièce la couche de tableaux, de meubles, d’ustensiles, de manière à imposer à la vue la vide, terrifiante et obscène tapisserie. Pas le mur blanc et nu donc, mais quelque chose de bien pire : la tapisserie. Celle qu’aujourd’hui justement la musique s’empresse de recouvrir.

En effet, me demandais-je pendant le concert, pourquoi cette nécessité d’étouffer à tout prix les sons évanescents de Cage, qui ne dérangeaient en rien? Ces phonèmes faibles, non concertés, avaient la puissance de faire émerger sur le devant de la scène ce que j’appellerais l’autre musique. Ce que j’entends par autre n’est pas la soi-disant musique alternative, qui oppose à la plainte sonore des masses qui ne comptent pour rien la distraction d’un sursaut héroïque de sound and fury. Je me réfère au contraire à ce fond sonore de bruit opaque, continuel, implacable, que la musique rejette de l’écoute, un peu à la façon des déodorants qui cachent à notre odorat la puanteur des aisselles. Derrière les sons, j’entends le rythme de la Machine Perpétuelle (celle que Phil Glass a mis au premier plan ?). C’est l’insistante machine dépressive – celle dont ne parlent pas les philosophes modernes dionysiaques, car ils ne veulent pas l’entendre – qui broie nos vies. Par ces « mots vides », Cage ne reproduisait justement pas une fois de plus ce qu’il faisait encore au quiz Lascia o raddoppia? : produire des bruits pour les réintégrer dans le Parnasse. C’est ce que la grande majorité de ce public attendait, je suppose, d’après les commentaires de nombreux auditeurs : la violence bruitiste transsubstantiée en Art. Sa musique – je la nomme ainsi, car il est évident que Cage célébrait un extraordinaire acte de confiance dans la musique – n’est pas de l’Art, mais, comme l’écrivait Duchamp, a-rt. La Musique en tant qu’a-rt de Cage me paraît très proche de ce que firent Duchamp et Artaud dans le cadre d’autres formes artistiques. En effet, je ne crois pas que Duchamp exposait la roue ou l’urinoir pour ébahir et provoquer, mais qu’il les exposait justement pour qu’on ne les regarde pas, afin qu’ils dé-figurent, a-paraissent. Alors que le pop art ou l’hyperréalisme exaltent, d’une certaine façon, la poésie cryptique du banal, de l’humble et du vulgaire, Duchamp ne voulait absolument pas sauver les objets du quotidien, bref, il ne voulait pas calmer notre brûlant désir de voir… autre chose. De manière analogue, il me semble que Cage veut déclencher, sans le satisfaire, notre désir d’écouter : c’est pour cela qu’il fait « jouer » – dans tous les sens du terme — le malheureux public.

Artaud non plus ne voulait pas faire du théâtre pour le public – et nous nous devons de le rappeler, même si les artaldiens des années soixante croyaient faire du Théâtre de la Cruauté en impliquant au maximum les spectateurs, en les agressant presque physiquement, comme pour les punir d’être des spectateurs (agissant d’après moi selon une vieille haine des acteurs pour leur bourreau : le public). Pour Artaud, au contraire, la cruauté consistait dans le fait que le public faisait juste partie du spectacle alors que le spectacle devait continuer, comme une machine continue à tourner, même lorsque tout le reste est détruit, même si le monde s’écroule, si tous les spectateurs meurent. Le spectacle était pour lui un engrenage implacable et aveugle, actionné par un moteur inhumain, indifférent au destin des spectateurs. Et c’est ainsi que Cage à Milan continuait lui aussi, restant imperturbable, de manière que tout ce que faisait le public pour arrêter ce dispositif mortel alimentait de fait le spectacle. La machine apathique de Cage, en renonçant même à montrer l’harmonie secrète des bruits, montrait un a-rt presque inaudible.

Mais alors, dira-t-on, « le divertissement », où est-il? En réalité, même lorsque j’écoute un compositeur que j’adore, Monteverdi, je ne me marre pas vraiment. Ses madrigaux amoureux, par exemple, ne peuvent plus rien « me dire » sur l’amour que je pourrais éprouver pour une femme aujourd’hui (ou peut-être me le disent-ils, étant donné qu’ils ne me le disent pas ‘de la façon qui est la mienne’ ?). Ainsi, toute la musique qui compte – de Monteverdi à Cage – est célibataire, elle ne se marie pas avec nos sentiments ; pourtant de ce célibat je tire du plaisir, c’est certain. Ce plaisir est indissociable de la sensation que je n’ai rien à voir avec ces sons, que ces concaténations sonores étaient et sont faites pour occasionner une jouissance, mais pas ma jouissance. Si la musique n’est pas seulement digestive, si elle ne se limite pas à « meubler » comme au bar Motta, alors la musique nous donne du plaisir, car elle nous prend, nous ravit dans une jouissance qui ne nous appartient pas. Alors Cage le gourou, en renonçant à nous « faire de l’effet », obtient quand même un certain effet, il nous donne un plaisir mystérieux et ancien. Et il le fait justement dans la mesure où l’artiste, dans sa liberté souveraine, se fiche ironiquement du plaisir et du bien-être du public.

Décembre 1997.

 

 

 

 

 

Appendice 2012

Cette critique a été écrite à l’époque comme une réaction presque spontanée à cette expérience. Après avoir mieux connu Cage, je m’aperçois aujourd’hui que ce que j’avais écrit à l’époque était un peu comme inventer l’eau tiède. Ce que j’écrivais alors est – et cela l’était déjà à l’époque — de notoriété publique. J’ai retrouvé certains des concepts que j’avais employés cette fois-là dans l’entrée ‘John Cage’ de Wikipédia… Je peux juste me consoler en pensant qu’elle serait tout de même appréciable, cette personne qui découvrirait aujourd’hui le parapluie, dans le cas où elle n’aurait jamais entendu parler du parapluie.

À présent, je peux corriger et compléter certaines des choses que j’avais écrites. Le morceau que Cage avait exécuté devant Mike Bongiorno, en 1958, avait un titre, Water Walk. Je me rappelais à peine des objets employés : en réalité, il y avait une baignoire, un arrosoir, cinq radios, un piano, des glaçons, une cocotte-minute, un pot de fleurs et d’autres choses encore. Ce soir-là, à Milan, Cage lut seulement la troisième partie d’Empty Words – heureusement, car s’il les avait toutes lues, le spectacle aurait duré plus de sept heures. Je citais le petit carré blanc sur fond blanc de Malevitch, et je ne savais pas que quelque chose de similaire avait été fait par Robert Rauschenberg, amant et collaborateur de Cage : en 1951, il exposa des petits carrés blancs qui changent de couleur et de tonalité en fonction des conditions d’illumination des lieux. Le but de Rauschenberg était tout à fait similaire à celui de Cage : ne pas isoler l’œuvre, sonore ou visuelle, de l’espace dans lequel elle s’érige comme un totem immuable, mais la faire interagir avec le monde sonore ou lumineux qui l’entoure. L’œuvre, en se réduisant à un presque-rien, agit comme révélateur d’un quelque chose qui est dans la nature elle-même – ou dans la « culture naturelle » dirais-je, comme les bruits que les hommes produisent comme autant de traces de leur vie.

Des années après, j’ai lu le commentaire écrit à l’époque pour l’hebdomadaire « Panorama » par un écrivain que j’apprécie, Roberto Calasso. Malheureusement, son article (« John Cage o il piacere del vuoto », « Cage ou le plaisir du vide ») est essentiellement une critique acide du public présent au spectacle, plus ou moins sur le modèle de l’anathème lancé par Courir dans le Corriere della Sera. « Et qu’ont-ils donc exprimé – écrivait-il –,  ces jeunes de tous les Militantismes, de toutes les Déviances, de toutes les Marginalisations, de toutes les Différences ? Ils ont avant tout révélé détester ce qui est réellement étrange. Car Cage est justement l’une des rares personnes réellement étranges que l’on puisse rencontrer. » Pour Calasso, en agissant comme il a agi, ce public a démontré qu’il était une foule opprimante de bagarreurs. Il évoque l’épisode d’un jeune garçon qui tenta de bander les yeux de Cage alors qu’il lisait, et énonce : « je crains qu’il ne sût pas en cet instant qu’il répétait les gestes très anciens par lesquels le musicien est élu comme pharmakòs, victime fascinante et miasmatique, qui doit être expulsée de la ville ». Moi, au contraire, j’avais lu ce même geste comme une expérimentation potache : « je veux voir comment il arrivera à continuer à lire la partition les yeux bandés! ».

Cette exécration nous apparaît aujourd’hui particulièrement injuste envers ces jeunes, pour la bonne raison qu’il n’existe plus de public de ce genre, qui aille passer des heures à se soumettre à une épreuve pénible et somme toute esthétique. C’était toujours un public qui, à l’époque, rendait possible les avant-gardes. De plus, une pareille hargne méprisante à l’encontre de ce public ignore le fait que Cage, comment j’avais essayé de le démontrer, tâchait de faire arriver ce qui justement est arrivé. En effet, Calasso ne spécifiait pas en quoi consistait le show de Cage, laissant croire au lecteur, à mauvais escient, que les participants avaient réagi de manière grossière à une musique qui leur était incompréhensible, un peu comme lors de la première parisienne du Sacre du printemps de Stravinsky en 1913, qui fut comme on sait abondamment sifflé. En réalité, ainsi nous l’avons dit, il n’y avait absolument pas de musique, donc le public était poussé à « faire entendre quelque chose ». Ceux qui ont refusé de jouer le jeu sont ceux qui, silencieusement, sont partis (environ la moitié du public de départ, je crois). C’est justement en chahutant que ces jeunes qui sont restés ont fait émerger ce que Cage, par son presque-silence, voulait faire émerger : la tension insupportable de la libido musicale qui nous éperonne à rechercher le vacarme.

Je ne crois pas être tombé dans le piège où beaucoup sont tombés : croire que Cage visait le silence et le vide. C’est justement le contraire qui est vrai. Cage voulait montrer qu’il n’y a jamais de silence ; que le vide est inatteignable. Cage est célèbre notamment pour avoir ‘composé’ « 4 :33 » pour tous les instruments : le musicien entre dans la salle avec son instrument et reste pendant quatre minute et 33 secondes immobile, sans jouer. Mais ce qui intéressait Cage n’était pas tant la non-utilisation des instruments, mais bien le fait qu’en frustrant l’attente humaine de musique, on s’aperçoive enfin des bruits de la salle. De la toux de Peppino De Filippo. Ce que l’on appelle silence, c’est comme enlever une couche de chaux d’un mur pour qu’enfin apparaisse la fresque qui avait été recouverte.

Cage est allé dans la chambre anéchoïque de l’Université d’Harvard, un endroit totalement isolé de tout bruit extérieur, un coffre-fort du silence. Eh bien, il fut frappé de pouvoir enfin écouter les battements de son cœur, les gargouillements de son estomac, sa respiration, et de s’intéresser à ceux-ci. En somme, le silence – ou des sons faibles et ennuyeux comme ceux d’Empty words – n’est pas un but, mais un moyen. Le but est de faire émerger une musique proprement inouïe. Cage pensait peut-être comme les Anciens, que les étoiles dans les cieux produisent une magnifique mélodie mathématique que les oreilles humaines ne peuvent percevoir, à moins que…

Je me rends compte aujourd’hui que mon compte rendu à l’époque pressentait que Cage, en décevant l’attente du son musical, voulait nous faire entrer en contact avec une sorte de musique de fond, que j’appellerais le battement permanent de la vie. Les battements continuels du cœur en forment le fond. Ce n’est pas un hasard, je crois, si la musique rock a pour fond, depuis de nombreuses décennies, une pulsation rythmique continuelle ; cette pulsation est l’élément caractéristique de la musique populaire d’aujourd’hui. Pourquoi cette grille sonore de fond apparaît-elle aujourd’hui si indispensable ? Je crois que c’est parce qu’elle répète le battement de cœur identifié avec le tremblement de la vie ; un frémissement qui semble augmenter au fil du morceau. C’est cette augmentation suggérée du rythme de fond qui nous donne, non pas le sentiment d’une répétition insensée et opaque, mais celui d’une affirmation dionysiaque du fait d‘exister. La musique rock d’aujourd’hui déploie une série de sons sur le fond de ce que j’appellerais le Son de la Vie.

 

                                                         Traduit de l’italien par Marie Fabre



[1] Des chansons ou chanteuse ou morceaux d’opéra très populaires à l’époque en Italie [Note en 2012].

 

[2] Le terme « national-populaire », repris de la pensée de Gramsci, était très populaire – et très national – en Italie dans les années 70 [Note en 2012].

 

[3] Les deux radios libres à l’époque les plus suivies à Milan, proches de l’extrême gauche, et à ce moment-là très appréciées en tant que nouveautés révolutionnaires [Note de 2012].

 

[4] C’est l’expression, très connue en Italie, que Michel-Ange employa pour décrire sa façon de sculpter [Note de traduction]

 

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