Fluxury by Sergio Benvenuto

SUR JACQUES DERRIDA - CONVERSATION DE SERGIO BENVENUTO AVEC JEAN-LUC NANCYAug/16/2016


Novembre 2004

 

 Sergio Benvenuto - Pouvez-vous parler brièvement de votre relation personnelle avec Jacques Derrida? Quel trait de sa personnalité vous a davantage marqué ?

 

Jean-Luc Nancy - Jacques Derrida m’est toujours apparu comme un bloc indivisible de pensée et de personnalité. Je n’ai jamais distingué chez lui, ni été tenté de distinguer l’homme et l’œuvre. Il vivait intégralement sa pensée et il pensait intégralement sa vie : cela ne veut pas dire qu’il était conforme ou adéquat à ses idées (selon le schéma banal d’une “ application ” orthonomique de la théorie dans la pratique), mais que sa vie, sa personnalité comme vous le dites, ses rapports avec les autres et avec lui-même étaient portés, tenus et tendus par la même inquiétude, par le même souci (pour prendre ce terme de Heidegger dont lui-même, me semble-t-il, s’est très peu servi). Quel souci ? celui qui vient à la pensée, ou bien à l’âme, comme on voudra dire, lorsqu’on est traversé par un tremblement de toutes les assurances, de toutes les certitudes. Ce tremblement a été le sien comme il était celui d’un temps – très précisément le temps d’une “ fin de la philosophie ” au sens que Heidegger a donné à cette expression : fin des “ visions du monde ” et commencement d’une “ tâche de la pensée ” tellement inédite qu’elle s’angoisse d’elle-même. Ma relation avec lui aura été l’amitié dans – et par, si je peux dire – cette inquiétude. Je dirais volontiers : il n’avait peur de rien et il était inquiet de tout. Je pourrais même dire : il s’affolait de tout, il frôlait la folie en éprouvant toujours à nouveau l’infinie fragilité de toutes les assurances de notre tradition (culture, savoir, pensée).

 

  • Quelle dimension de l’œuvre de Derrida a-t-elle davantage influencé votre propre pensée, et pourquoi ?

 

C’est lui qui m’a permis de comprendre quel tournant était irréversiblement pris dans la pensée depuis le moment de Heidegger, Wittgenstein, Bataille et Freud. Il me l’a permis parce qu’il a ouvert l’intervalle inscrit au cœur de la “ présence à soi ”. Il l’a nommé “ différance ”, inscrivant un “ a ” qui fait barbarisme au milieu du mot français de différence. Différance : écartement irréductible du présent, de la présence, du soi – du “ sujet ”. Ecriture au cœur de la voix. “ Cœur ” par conséquent qui n’est pas l’intimité rassemblée sur soi, “ demeure ” qui n’est pas le foyer de l’intimité familiale et familière. Là où Sartre – pour prendre un repère dans mes années de formation – ne proposait encore que la dialectique de l’en-soi et du pour-soi, là où derrière lui c’était une machine hégélienne qui fonctionnait toujours, et à laquelle les imprécations nietzschéennes ne touchaient pas encore profondément (pour moi, pour ce que j’en percevais, comme beaucoup à ce moment-là), là soudain s’ouvrait non plus une motricité réductrice ou conciliatrice, mais une instabilité qui donnait une toute nouvelle chance – et un risque ! – à l’aventure de penser, c’est-à-dire de ne pas boucler du sens, de ne pas satisfaire des finalités, fussent-elles suprêmes et dernières. Soudain, il y a eu pour moi une pensée à l’œuvre dans le siècle, dans le monde, dans le concret et le vivant de 1960 (ou 1962 plus précisément : fin de la guerre d’Algérie, commencement d’une tout autre histoire, et même d’un après-l’histoire…). Soudain la philosophie avait trouvé pour moi l’actualité de son mouvement, de son acte et de son geste.

 

  • Vous venez de dire “ actualité ” : un mot qui ne va de soi. On pense à la fois à “ actualité ” au sens d’Aristote, comme energheia, comme passage à l’acte – et au sens actuel d’actualité comme être au présent, être dans le vent, être en résonance avec son propre temps. Dans quel de ces deux sens l’œuvre de Derrida est actuelle ? Ou dans les deux sens à la fois ?

 

Merci de me rappeler ces deux sens, car je peux dire qu’ils étaient implicitement conjoints dans ma réponse. Le second d’abord : la résonance de et avec son temps. Oui, en lisant Derrida vers 1964 cette résonance se manifestait pour moi d’une manière tout à fait inédite.  Pour mieux vous répondre, j’ouvre mon exemplaire de L’origine de la géométrie et parmi les passages que j’ai soulignés je choisis ces mots : “ faisant irréductible l’unité polémique de l’apparaître et du disparaître ” : dans cette “ irréductibilité ”, je reconnais bien quelque chose qui pour moi, à cette époque, faisait “ résonance ”. Je n’avais jamais auparavant reçu cela, du moins pas de manière aussi nette et “ frappée ”. Et cela, c’était une actualité de pensée : il s’agissait d’entrer dans cette “ unité polémique ”, ce qui d’ailleurs était aussi une façon de se glisser en fait déjà hors d’une certaine phénoménologie. Une façon aussi de se déplacer par rapport à une certaine positivité de l’histoire, de la conscience, de la vie, etc. Et ce “ polémique ” (terme dont le choix me paraît aujourd’hui étrange, mais il faudrait relire le texte) déplaçait ou déjouait le “ dialectique ”. Mais ensuite, seconde valeur de “ actuel ” : c’était là un acte de pensée, la marque et le ton, la frappe de l’acte effectif, d’une pensée à l’œuvre, là, devant moi, parce que je la savais exactement contemporaine et en même temps décalée par rapport au commentaire qu’elle prétendait être (et qui était le registre des autres contemporains que je connaissais).

 

  • Est-ce que vous pensez qu’il y a eu une évolution de la pensée de Derrida le long de sa vie ?

 

Il y a eu évolution, bien sûr, comme chez tout un chacun et heureusement. Il a de plus en plus été sollicité par des motifs liés à l’institution, à l’éthique ou au politique. Il l’a été en partie parce que, de l’extérieur, il se voyait souvent interpellé dans ces directions : beaucoup n’avaient pas perçu que les enjeux – disons métaphysiques – de la pensée de la “ différance ” et de la “ grammatologie ” - se situaient en amont des déterminations morales et politiques, et qu’il n’y a pas beaucoup de sens à vouloir en “ tirer ” une morale et une politique, précisément parce qu’une pareille “ déduction ” ou “ application ” relève d’un mode de pensée confiant dans l’assurance de principes donnés quelque part et susceptibles d’être “ appliqués ”. Il a voulu montrer qu’il ne lâchait rien de la responsabilité ou de ce qu’on nommait avant lui l’ “ engagement ”. Mais de qu’il a fait à la faveur de ce mouvement est resté dans une profonde fidélité à lui-même, car il n’a pas cessé de creuser le défaut d’assurance de toutes les certitudes humanistes au moment même où il pouvait paraître les conforter : par exemple, s’il s’est fait le défenseur  philosophique le plus insistant de l’abolition de la peine de mort, cela fut en maintenant toujours – voire en martelant – l’affirmation qu’il n’existe jusqu’ici aucun argumentaire philosophique concluant et indiscutable en faveur d’une telle abolition, et que par conséquent elle exige pour son principe (s’il doit s’agir de principe) une tout autre posture de pensée.

 

  • Les engagements politiques de Derrida – pour l’Afrique du Sud, pour les sans-papiers, contre la peine de mort, etc. – n’ont jamais eu un enjeu radical ou extrémiste : c’étaient après tout des causes politiquement correctes, un malin pourrait dire. Qui est aujourd’hui sérieusement pour la peine de mort ou contre l’émigration dans nos pays ? Si l’on compare ses participations à celles bien plus scandaleuses et “ erronées ” d’un J.-P. Sartre, par exemple, on s’en aperçoit bien. Est-ce un hasard ? Ou, dans le fond, Derrida était politiquement et éthiquement un modéré ? 

 

 

Je pourrais dire que votre question contient la réponse, à partir de Sartre. Ma génération a beaucoup déploré les “ erreurs ” de Sartre (encore que, pour ma part, j’ai toujours été plus porté à l’indulgence envers lui que d’autres). Sartre avait cristallisé deux phénomènes liés : l’ ”engagement ” de l’ ”intellectuel ” et l’insistance farouche sur une ligne “ révolutionnaire ”. Or les deux sont apparus ensemble comme menacés par le démantèlement du corpus de croyances ou de convictions marxistes ou marxoïdes, ou marxo-anarchistes, comme on voudra dire. Ce phénomène n’était pas un virage vers la modération, mais un déplacement de paradigme (pour parler à la Kuhn) ou d’épistémé (pour parler à la Foucault). Et les deux lexiques que je viens d’utiliser répondaient eux aussi à un déplacement du rapport à l’histoire, au progrès, aux “ grands récits ” (Lyotard). Derrida a eu, dans ce processus, deux comportements conjoints : d’une part, celui d’un homme de gauche qui en effet ne se reconnaissait pas dans une proposition révolutionnaire (sinon projetée dans une dimension hors d’accès visible), d’autre part celui d’un penseur qui savait ou qui du moins pressentait que l’essence même du “ politique ” était à remettre en chantier, nécessairement, dès lors qu’étaient en jeu un pareil changement d’époque et une pareille déconstruction de la métaphysique (donc nécessairement aussi de la politique !). D’autre part, il a dû au bout d’un certain temps faire face aux attaques (surtout en Amérique) de ceux que décevait sa retenue politique, et qui étaient alors loin d’en soupçonner les attendus. Il a montré qu’il était prêt à s’engager – et de fait, ses engagements n’ont pas été extrémistes, mais quels engagements plus extrêmes voudriez-vous citer aujourd’hui ? Pour ma part, je n’en vois aucun qui me paraisse mériter une attention sérieuse. Dans les deux dernières années, il se déclarait même favorable à l’altermondialisme d’une façon moins “ politiquement correcte ” qu’on n’aurait pu l’attendre. D’autre part, et c’est le plus important à mon sens, ses engagements ont donné une autre dimension aux “ causes ” concernées : dans le cas de Mandela, il a embrayé sur une réflexion autour du “ pardon ” qu’il était le premier à ouvrir, et  dans le cas de la peine de mort il a mené une réflexion sur l’argumentaire philosophique – encore à construire – de sa condamnation.

Pour abréger ou pour résumer : on peut bien sûr toujours choisir d’être plus à gauche que quelqu’un comme lui – mais où, exactement ?… Pour ma part, je vois mal. On peut en revanche interroger aussi bien l’idée même du “ politique ” que celle de l’ ”engagement ”. Et s’il ne l’a pas fait, s’il n’a pas eu le temps de le faire de manière assez thématique, il a tout de même ouvert des pistes difficiles à ignorer. Or interroger l’idée même du politique, voilà qui est très peu “ correct ” jusqu’ici !

Ce qui est archi-correct, c’est de demander à l’intellectuel de signer des pétitions. En revanche, dans la France d’aujourd’hui, s’insurger contre une sorte de consensus diffus qui interdit de critiquer Sharon (sauf bien sûr à l’extrême-gauche), voilà qui n’est pas absolument correct : et c’est ce que faisait Derrida ces derniers temps.

 

  • Quelqu’un a dit que la déconstruction de Derrida est une auto-deconstruction : dans le fond, il analyse – et démonte – surtout ses maîtres : de Condillac à Marx, de Freud à Lacan, de Heidegger à Lévi-Strauss à Paul de Man. Pourrait-on lire une partie de l’œuvre de Derrida comme une auto-critique, à savoir, comme une critique de sa propre culture d’origine et appartenant à son histoire ? N’a-t-il pas en somme déconstruit le monde culturel et moral où il habitait ?

 

Bien entendu une “ déconstruction ” est toujours autodéconstructrice. Mais pas au sens où votre question paraît l’entendre. Vous parlez de “ ses maîtres ”, de “ sa culture ”, comme si c’était personnel, particulier et régional. Mais il ne s’agit de rien d’autre que de ce que les motifs de la “ déconstruction ” ont introduit depuis le “ marteau ” de Nietzsche, l’ “ Abbau ” de Husserl et la “ Destruktion ” de Heidegger (voire, de manière plus éloignée, depuis la “ critique ” de Feuerbach et de Marx, et aussi depuis la contestation bergsonienne de la tradition cartésienne et kantienne) : c’est-à-dire qu’il s’agit d’une tradition entière – dite par elle-même “ occidentale ” - qui envisage la nécessité de se rapporter à ses propres origines, fondements ou principes pour en éprouver le caractère non pas ou non plus “ insuffisant ” ou “ erroné ” mais bien plutôt le caractère “ trop suffisant ”, trop autosuffisant et autonormatif. Une “ déconstruction ”, c’est une construction qui s’interroge sur elle-même, qui se remet en jeu, qui se donne du jeu. Ce n’est pas Derrida qui pratique une “ autocritique ” (terme, au demeurant, lié soit à une odieuse pratique totalitaire, soit à une curieuse illusion d’autosuffisance…), c’est l’Occident qui se désoccidentalise, qui se délocalise et se mondialise – qui se dissémine…

 

  • Bien que Derrida fût un homme de gauche, on ne peut pas dire pourtant que sa philosophie soit “ de gauche ”. Mais en fait il a été admiré surtout par une intellighentzia de gauche. Peut-on arriver à formuler de manière précise cette affinité entre la pensée de Derrida et la gauche ? Ou est-elle le résultat d’un malentendu ?

 

Que veut dire “ gauche ”, aujourd’hui ? Si tous les modèles de définition d’une histoire, d’une organisation sociale et gouvernementale ou bien outre-étatique sont déposés avec les “ idéologies ” (comme on dit aujourd’hui, en fait ce sont des philosophies) qui les sous-tendaient, alors il ne reste de la “ gauche ” que deux choses : 1) une exigence inconditionnelle de justice – 2) une disposition à accueillir l’événement du soulèvement, de la révolte de ceux qui souffrent de l’injustice. Ces termes et cette disposition sont faciles à retrouver chez Derrida : je ne vais pas faire le détail. Sa philosophie – mais en a-t-il une ? dans quel sens ?… - n’est pas “ de gauche ” au sens où elle aurait continué à porter l’un ou l’autre des présupposés de la vision “ gauche ” du monde (histoire, progrès, homme producteur de sa propre valeur, etc). Car ces présupposés sont tous mis en jeu par l’autodéconstruction de l’Occident. En revanche, poser la question de ces présuppositions en tant que telles, remettre en jeu ce que veulent dire aussi bien “ politique ” que “ morale ”, “ égalité ” que “ justice ”, et comme il a voulu le faire dans Spectres de Marx essayer d’ouvrir dans Marx lui-même une différence (et différance) entre les certitudes humanistes et une tout autre dimension (qu’il nommait “ messianique ” en un sens très élaboré – mais pour moi l’emploi de ce terme restait insatisfaisant, et pour lui aussi, il me l’a dit), voilà qui est si je peux dire plus et mieux que d’ ”être de gauche ” de manière conforme et politiquement correcte. Il y a des hommes de gauche, il n’y a pas de “ philosophie de gauche ”, surtout pas lorsque se trouve posée la question d’une sortie hors de la philosophie-Weltanschauung !  Ce n’est pas, par exemple, parce que Deleuze était très ouvertement pro-palestinien que sa pensée était plus “ de gauche ” que celle de Derrida : ils avaient chacun des postures différentes, certes, mais au fond pas du tout incompatibles à cet égard – loin de là ! Une analyse attentive le montrerait.

 

 

  • Derrida et la Judéité.  Est-ce qu’on peut dire que celle de Derrida est aussi une pensée de la diaspora ?

 

Oui, sans doute, certainement même. Mais là encore, de quoi parle-t-on ? D’une particularité, propre à derrida-juif-algérien, ou bien d’autre chose ? Parle-t-on de la judéité comme index de l’irruption d’un impensé, d’un refoulé, d’un forclos à l’intérieur de la pensée occidentale (et en elle aussi de la “ pensée juive ”) ? Alors c’est autre chose. On parle de la “ judéité ” comme d’un signe de discorde et de déhiscence – de division et de lien, de différance – de l’Occident avec lui-même. Sur cette voie, Maïmonide, Spinoza, Hegel, Kierkegaard, Heidegger en secret, Rosenzweig, Benjamin, Levinas, ceux-là au moins auront précédé, accompagné et porté Derrida. Avec lui, la différence est qu’il appartient à un temps – celui du deuil continu de la Shoah,  de l’explication continue autour de la Shoah, puis le temps d’Israël en conflit avec le monde arabe – dans lequel le “ Juif ” (avec ces guillemets qu’y mettait Lyotard) devient un signe manifeste, conflictuel et problématique, énigmatique aussi – et cela bien plus lorsqu’il ne pense pas dans un rapport avec ce qui est considéré comme “ pensée juive ” (à la différence de Levinas, Derrida ne lit pas le Talmud, et même très peu la Torah). Entre Levinas et Derrida on pourrait dire qu’il s’est joué une déhiscence ou une distension interne de l’être-juif – et cela, j’y reviens, dans la mesure où cet “ être-juif ” qui ne fait pas et ne peut pas faire “ être ” substantiel, identité identifiée, ouvre lui-même au sein de l’identité occidentale le battement d’une différence avec et sans “ a ”.

 

  • Quelle signification peut-on donner à son insistance, dans la dernière période de sa vie, sur le thème du sacrifice animal ? Peut-on lire dans cette insistance un glissement à la fois éthique et philosophique par rapport à ses débuts “ post-structuralistes ” ?: c’est-à-dire, que la métaphysique occidentale a refoulé et sacrifié non pas seulement et tellement l’écriture, mais plutôt l’animal qui est en nous ? Peut-on dire que l’animal sacrifié assume chez Derrida plus tardif la même valeur que l’écriture dont il avait dénoncé la scotomisation dans ses premières œuvres ?

 

Je suis moins bien placé pour répondre à cette question, car je ne connais même pas tous les textes qui s’y rapportent, et surtout pas les séminaires, non publiés, où il a, je le sais, beaucoup développé cette pensée de l’animal. Je pense que vous avez raison : il y a une correspondance entre l’animal et l’écriture, et elle est manifeste là où Derrida (vers la fin de son texte dans “ L’animal autobiographique ”, le collectif du colloque éponyme, chez Galilée) parle d’une “ trace de  soi ” de l’animal. Trace, écriture, mouvement d’un aller-vers qui aboutit sans aboutir, qui n’a pas de “ station ” finale et qui pourtant “ va ”, non pas exactement “ nulle part ” (ce qui n’est qu’une traduction approximative pour le Holzweg de Heidegger) mais quelque part qui n’est pas placé, situé, installé, configuré. Tel est le “ soi ” dont l’animal donnerait ainsi une attestation particulière en ce que dépourvue de la possibilité de s’illusionner sur l’identité donnée d’un “ je ” ainsi que le langage nous induit à le faire pour l’homme. Animal et écriture, donc, deux versions d’un être au monde ou d’un faire monde se dérobant à l’appropriation d’un sens final. Je le dis par ce biais du “ monde ”, puisque la réflexion de Derrida part d’une interrogation soupçonneuse des catégories de Heidegger qui fait l’animal “ pauvre en monde ” tandis que l’homme serait “ formateur de monde ”. “ Monde ” est alors impliqué comme façonnement, configuration, stature et statut, ce n’est pas un monde ouvert, indéterminé, en expansion… Autant dire, de plus, que cet intérêt pour l’animal n’est pas lui non plus une particularité de Derrida : il le partage avec Deleuze, et il appartient chez l’un et l’autre à une nécessité de déplacement, de mise en jeu ou en suspens de l’humanisme. Cela, c’est la grande et profonde exigence de notre temps – à condition qu’on sache la comprendre autrement que comme un “ surhumanisme ” ou comme une rethéologisation…

 

  • Peut-on dire que Derrida est anti-spiritualiste ? Quel est le sens de sa déconstruction de ce qui chez Heidegger reste “ spirituel ” et donc humaniste ?

 

Je pense que “ De l’Esprit ” donne les réponses qu’il faut, bien mieux que je ne saurais faire ! Cela nous reconduirait à l’animal et à la lettre, tous les deux traditionnellement opposés à l’ ”esprit ”. Je dirais rapidement : l’esprit vaut pour l’immatérielle présence à soi, pour l’autopénétration et l’autoexpression (exhalaison, émanation, combustion, souffle et flammes) sans reste, sans extériorité, sans intervalle. Mais pour autant, je ne le dirais pas “ anti-spiritualiste ”, car je dirais que l’esprit en tant que souffle, pneuma, est aussi ce qui fait bouger, ce qui mobilise et qui écarte, ce qui soulève et transporte... et qui est en même temps le non-phénoménal du phénomène lui-même. La voix, donc, si vous voulez, pour revenir à son titre fondateur en quelque sorte. Or la voix, il ne l’a jamais refoulée sous l’écriture : il a seulement voulu montrer que la voix s’écrit, que l’écriture est donc aussi bien le tracé du souffle, et le souffle, pour finir, l’effacement de la trace, mais tel que dans cet effacement la trace continue infiniment de jouer son rôle, qui est de n’en pas finir, justement. C’est donc très compliqué, et je pense aussi que le mot “ esprit ” marque ainsi une place vide, une de ces places vides comme celle du mot “ sujet ”, mais aussi bien du mot “ matière ”, ou bien du mot “ sens ” (Derrida s’étonnait que je l’emploie). Ces mots sont hors d’usage, ils sont gros de malentendus énormes. Mais leurs places vides formulent des questions, ou plutôt des attentes. Il n’a pas cessé de se régler sur de telles attentes, sans doute.

 

 

  • Ceux qui détestent la pensée dite post-moderne en général et celle de Derrida en particulier l’accusent au contraire d’être spiritualiste : il aurait oublié la rationalité scientifique et il aurait perdu contact avec “ la terre ”. Comment peut-on alors cerner l’attitude de Derrida vis-à-vis de “ la terre ” ?

 

La terre, mais elle est partout chez lui ! Elle est terre natale et terre perdue, terre d’un retour et d’un retour impossible. Terre d’où en tout cas on ne s’évade vers aucun ciel, mais qui en même temps n’a rien de la bonne vieille terre solide, épaisse et nourricière. Terre non maternelle, mais bel et bien terrestre. Certes pas la “ terre ” de Heidegger, du moins pas une certaine terre d’un certain Heidegger, mais une terre telle que, sans doute, on pourrait la discerner à travers Khôra par exemple…Je suis très étonné qu’on puisse poser une telle question…

 

  • A vrai dire ce n’est pas une question : c’est un jugement. C’est la façon dont Derrida est jugé par une grande partie de l’intellighentja occidentale qui ne partage pas ses vues. Par exemple Richard Rorty, qui l’a pourtant lu, pensait que la pensée de Derrida est un romantisme linguistique.

 

 Je ne sais pas ce que Rorty entend exactement par “ romantisme linguistique ” - bien que je puisse deviner, et que je puisse aussi être moi-même critique pour une certaine façon de se confier au verbe plutôt qu’au concept, bien entendu. Mais le concept ne manque jamais chez Derrida, il suffit de bien vouloir lire de près… Là encore, comme pour la politique, le débat est piégé par des acceptions préalables de termes et par des pré-jugements… Mais d’autre part, je ne veux pas effacer les positions et je ne nie pas qu’il y ait lieu de débattre, très certainement ! Je dirai seulement que tout commence sérieusement lorsqu’on ne préjuge pas d’une espèce de normativité philosophique, de “ philosophical correctness ”…

Pour le moment, je dirai que rien chez Derrida ne sent le romantisme éthéré ou “ angélique ” – même s’il y a le “ souffle ” dont je vous parlais. J’ignore si on peut trouver une réflexion sur la terre, chez lui, mais je ne comprends pas qu’on pose la question d’un prétendu “ oubli de la rationalité scientifique et de la terre ”, et pour deux raisons : 1) la rationalité scientifique n’est en rien oubliée ni malmenée chez lui, pas plus que chez aucun philosophe sérieux, mais elle est d’un autre ordre que la raison philosophique, c’est une affaire claire depuis Kant ! 2) pourquoi la rationalité scientifique et la terre seraient-elles liées ? la première s’occupe de l’univers, du cosmos, de la planète, des écosystèmes, des mécanismes, des chimismes et des biologismes, mais la terre, c’est encore autre chose !

 

  • Une autre accusation typique contre Derrida – et contre les penseurs dit post-modernes – est celle d’être une pensée nihiliste, donc sans espoir historique, historiciste radicale, relativiste, etc. Est-ce qu’on peut penser à Derrida comme à un nihiliste ? par exemple, quel rapport entre sa pensée et celle de Gianni Vattimo, par exemple, qui revendique orgueilleusement sa bannière nihiliste ?

 

Nous y voilà ! “ Nihilisme ”, mais qui donc a compris ce mot s’il n’a pas lu Nietzsche ? Et que dit Nietzsche ? Il dit que le nihilisme est le produit de la “ mort de Dieu ”, c’est-à-dire de la disparition des “ arrière-mondes ” et des croyances en un principe situé au-delà. Mais ainsi il ne fait que mettre au jour de manière plus tranchée ce que Kant a engagé, et plus encore, ce que toute l’histoire de la philosophie a engagé : à savoir qu’en effet il n’y a pas d’au-delà, c’est-à-dire pas de principe donné ni posé quelque part comme une cause, une origine, une substance (sauf au sens de Spinoza…). Le nihilisme ouvre à elle-même la vérité de la métaphysique. Il s’ensuit que, c’est encore Nietzsche, la sortie du nihilisme se fait de l’intérieur du nihilisme. Autrement dit : on ne remplit pas le “ nihil ”, mais on l’éprouve, on le pratique et on le pense. Si “ nihiliste ” veut dire désabusement, cynisme ou mélancolie, alors Derrida ne l’est pas ! (bien qu’il fût, en tant qu’homme, plutôt mélancolique, mais de cette grande mélancolie qui sait rire et sourire). Si “ nihilisme ” veut dire : constat des effondrements des représentations de Principes, Origines, Valeurs et Sens, et pensée résolue à prendre acte de ce constat, alors c’est autre chose. Il n’est vraiment pas sérieux de manier ce mot de “ nihilisme ” sans autre précautions… C’est d’emblée un refus de philosopher.

 

  • Au contraire, Etienne Balibar a dit que Derrida s’inscrit dans la grande tradition transcendantaliste de la philosophie : celle de Kant, Husserl et Heidegger. Partagez-vous cette opinion ? Et, au cas affirmatif, en quel sens Derrida appartient tout de même à cette “ famille ” philosophique ?

 

Si on comprend le “ transcendantalisme ” comme l’attitude qui 1) prend acte du fait que l’ ”être suprême ” ou bien l’ ”ens qua ens ” n’est pas un étant et en ce sens n’est pas ou n’est rien (ce qui se lève avec Kant et s’épanouit avec Heidegger) – et 2) s’interroge sur les conditions de possibilité d’une pensée de la vérité, du sens, de la manifestation, de l’existence, de la moralité et de la beauté dans ces conditions  - alors bien sûr Derrida est de cette lignée. Ce qui revient à dire tout simplement qu’il n’est ni sceptique, ni empiriste, ni dogmatique. (Mais il faut alors réserver l’examen d’une “ empirie transcendantale ” dont les racines seraient chez Kierkegaard aussi bien que chez Husserl.) Cela veut dire tout simplement : la philosophie en tant que pensée, étrangère donc aussi bien au savoir de la science qu’à la croyance de la religion. Si l’on débat du registre dans lequel classer Derrida, c’est qu’il ne se laisse identifier ni du côté d’un savoir scientifique ou bien pragmatique (utilitariste), ni du côté d’une mystique. Mais c’est exactement dans un “ ailleurs ” des deux que la philosophie a lieu, toujours, absolument toujours ! ! !

 

  • A propos de Derrida, vous avez dit au journal “ Liberazione ” que, comme chez Spinoza, “ la vérité se manifeste d’elle-même ”. Et que “ La vérité s’impose – et nul ne peut l’éviter ni lui préférer autre chose. Mais encore ne faut-il pas confondre la vérité vérifiable et la vérité invérifiable, la vérité qui, précisément, s’impose avant ou au-delà de toute vérification ”. Je crois que celui-ci est le point fondamental qui sépare la pensée de Derrida (et la votre) de celle analytique ou anglo-américaine dans son ensemble : celle-ci pense que la croyance dans une vérité qui s’impose par sa force à elle-même est naïve et dogmatique, car justement les êtres humains ne sont jamais en accord sur la vérité (par exemple, une grande partie du peuple américain est convaincu que l’homme n’est pas le produit de l’évolution au sens de Darwin, mais qu’il a été créé par Dieu selon la Bible). Chaque jour on rencontre, à chaque coin de rue, des gens qui à la vérité préfèrent autre chose. Alors, si ce n’est pas vrai que la vérité s’impose d’elle-même, n’est-ce donc la croyance qu’une vérité s’est imposée qu’une spécificité “ ethnique ” ?  A savoir, une croyance de la tribu des philosophes français et de leurs estimateurs ? Qu’est-ce que vous objectez à cette critique de fond ?

 

L’objection est radicale et essentielle – car comme vous le dites ce point est fondamental. Si quelqu’un croit qu’un dieu a créé le monde, il est dans l’ordre du vérifiable, en droit, et il s’épuise à faire passer son invérifiable pour du vérifiable d’ordre supérieur (révélation, livres sacrés…) : il ne dit pas que cette vérité se manifeste d’elle-même ! Celui qui pense que l’homme est le produit d’une évolution sait lui aussi que reste invérifiable cette dite “ production ” : que veut dire ce fait que l’homme est “ issu de ” ? Que veut dire ou comment comprendre le fait que soudain un grand singe enterre ses morts, élève un tumulus, etc. ? Est-ce une organisation cérébrale ? Sans doute, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Bref, le vérifiable et l’invérifiable sont toujours liés entre eux comme des comparses ou des duettistes. Leur lien et leur débat sont d’ailleurs toujours très importants et doivent être menés sans relâche. C’est l’ordre, donc, de la vérité comme “ adequatio rei et intellectus ”, ordre en droit infini puisque la “ res ” est continûment réformée et remodelée par l’intellectus qui la somme de lui répondre. Mais la vérité au sujet de ce savoir lui-même, ou si vous préférez la vérité de la disposition vérifiante de l’homme (si vous préférez, de sa curiosité et de son ingéniosité, de son appropriation du monde), où est-elle ? Comment serait-elle vérifiable ? Elle est ce qui s’impose et se manifeste de soi comme un désir, comme un amour, ou comme un sentiment de beau ou de sublime. C’est Kant qui dit qu’il a fallu un désir, aujourd’hui oublié, pour faire naître la connaissance… (c’est dans l’Introduction à la 3e Critique)

 

* Ou déjà chez Aristote ?: pantes ànthropoi tou eidénai orégontai phùsei (Métaphysique A 980 a).

 

Oui, merci ! et de fait Aristote donne aussitôt comme première preuve le plaisir produit par la sensation. Le point remarquable ici, c’est que pour Kant le désir-plaisir du savoir est pour nous “ oublié ” : le savoir est froid pour lui, et le plaisir exige une discipline différente, celle du “ jugement réflexif ”, allant lui-même jusqu’au déplaisir dans le sublime. Cela donne un aperçu intéressant sur ce qu’on pourrait nommer l’histoire affective et sensuelle de la vérité…

 

Je reprends alors le fil… A la vérité qui précède la vérification, et qui n’en procède pas,  on n’accède pas par le même type de connaissance. Spinoza appelle cet autre genre “ troisième ”, et il lui donne des conditions, qui ne sont pas d’abord cognitives mais passionnelles et éthiques au sens que prend pour lui ce mot. Ou bien : dans la caverne de Platon, qu’est-ce qui pousse un prisonnier à sortir ? qu’est-ce qui le détache ? Qu’est-ce ou bien qui est-ce ? Platon ne le dit pas… - Voilà ce dont il s’agit. Il ne s’agit pas d’un invérifiable qui s’impose par force (par terreur ou par bêtise), il s’agit d’une “ imposition ” qui libère celui à qui elle s’impose. On peut alors dire que l’essence de cette vérité est la liberté (je pense à Heidegger), puis on peut s’engager plus avant pour penser cette liberté… mais je m’arrête. Je voudrais seulement vous faire sentir combien ce sont là des affaires sérieuses, très sérieuses et graves, beaucoup plus que tout le jeu du vérifiable et de l’invérifiable, qui est très sérieux, certes, mais qui est bardé de garanties. La “ vérité vraie ” est toujours hors-garantie, hors-assurance. Encore une fois, c’est comme l’amour – c’est peut-être l’amour même. L’amour du monde, des hommes, de soi, l’amour pour rien.

 

  • En effet, dans la tradition philosophique deux sens de « vérité » se sont confrontés – et les deux conceptions relèvent de l’usage du terme “ vérité ” dans le langage commun. L’un est celui de l’adequatio rei et intellectus que vous venez d’évoquer : qu’une proposition est vraie lorsqu’elle décrit adéquatement la chose. L’autre sens (qui remonte à Nietzsche ? ou peut-on le détecter avant lui ?) est plutôt celui que vous assumez : la vérité comme la chute d’un masque, un dévoilement – c’est plutôt l’appel à la vérité comme authenticité, dirais-je. Il me paraît que vous donnez à cette notion de vérité une connotation subjective, je dirais même affective : vous parlez de désir, d’amour, de curiosité, de sentiment du beau et du sublime, de liberté subjective. Dans cette optique la vérité primaire ne serait donc plus “ je pense donc je suis ” mais bien “ je désire (ou j’aime) donc je suis ” : le sujet qui désire chercher la vérité serait le véritable sujet transcendantal. Bon. Mais j’imagine aussi l’objection d’un philosophe d’une autre tribu à tout cela : “ pourquoi appeler vérité cette disposition transcendantale de chaque sujet ? Et pourquoi penser qu’elle s’impose elle-même ? ” En effet, la psychanalyse montre que le véritable désir n’est pas évident, que ce n’est pas du tout une vérité qui s’impose à chacun : bien au contraire, il faut le reconstruire, le faire émerger peu à peu, et on peut toujours en mettre en doute l’authenticité (la vérité). Certes on peut dire “ je désire (transcendentalement) donc je suis ” mais cela ne nous dit pas du tout qu’est-ce que je suis et qu’est-ce que je désire non plus… La vérité subjective, si l’on croit Freud (et Nietzsche), ne serait pas davantage auto-imposante et contraignante que la vérité objective.

 

Il ne s’agit pas du tout de subjectivité. Il s’agit de ceci : pour qu’un sujet puisse reconnaître du “ vrai ” pour lui, et de même pour qu’un corps de savoir puisse fournir les procédures de vérification d’une adequatio, il faut d’abord que l’idée même de “ vérité ” soit donnée, d’une donation transcendantale mais non individuellement subjective – c’est plutôt le transcendantal d’un sujet-en-général. Or “ vrai ” veut dire : cela à quoi on ne peut pas refuser pas l’assentiment. “ Vrai ” a dans son étymologie l’idée de “ croire ” : mais c’est justement le “ croire ” comme non-subjectif : non pas le “ tenir-pour-vrai ” de  l’illusion ou de la crédulité, mais le “ être-tenu-par-le-vrai ” de l’évidence, de la démonstration ou de la révélation. Ces trois formes sont ici équivalentes : elles sont trois possibilités de l’idée même de “ vérité ”. Nous ne parlons ni de subjectivité, ni d’objectivité, ici, nous parlons de ce qui organise a priori la possibilité même d’un savoir et d’une pensée. Ensuite, il s’agit de savoir comment penser cet a priori ou bien cette “ archi-disposition ” de toute pensée de tout sens. (C’est elle que met en scène Lacan avec “ Moi, la vérité, je parle… ” !) Ce n’est certainement ni subjectif, ni objectif, puisque ce couple de concepts présuppose la vérité déterminée comme rapport d’un sujet à un objet… Mais ce n’est pas rien, ou bien c’est “ rien ” en un sens à penser. Lorsque Nietzsche, puisque vous le citez, dit que “ nous avons l’art pour ne pas être engloutis par la vérité ”, il affirme bel et bien, absolument, la vérité ! Si j’ai parlé d’affect et d’intensité, ce n’est pas du tout sur le registre subjectif : c’est sur ce registre architranscendantal où la vérité précède tout sens, toute signification, en ouvrant au contraire l’ordre signifiant “(“ je parle ”) – mais comment est et comment agit cette ouverture ? comme un trou qui effraie et qui engloutit ? comme un coup de poing ? comme une explosion ? comme un “ coup de foudre ” amoureux ?  Dans tous les cas, la vérité agit, elle n’ ”informe ” pas (ou pas seulement). La vérité est praxique plus que poiétique. Elle transforme son sujet (son agent ou son patient…). La vérité vérifiable ne fait rien : elle est elle-même faite, construite.

 

Ce qui me frappe, c’est que cette question comme plusieurs autres m’apparaît plutôt adressée à la philosophie en tant que telle qu’à Derrida en particulier…

 

  • Bien sûr. Mais l’importance de Derrida consiste justement dans le fait qu’il se laisse poser des questions qu’on veut poser à la philosophie en tant que telle.

 

Oui, et cela ne veut pas dire qu’il se prend ni qu’on devrait le prendre pour “ la philosophie ” en personne, surtout pas ! Il  accorde lui-même une grande importance à la diversité des philosophies comme diversité des tons, des styles, des manières d’ ”ouvrir ” la voie du sens (pour enchaîner sur ce que j’ai dit auparavant). Il savait très bien que c’était “ sa voix ”, son “ idiome ” (thème qu’il cultivait) – mais que cela même, la vérité des idiomes ou des voix, appartient à…. la vérité !

 

C’est aussi pourquoi le meilleur moyen, et le plus fidèle si on veut le dire ainsi, de prendre en compte l’apport de Derrida, c’est que chacun cherche de son mieux sa propre voix, son propre ton…

 

 

  • Comment peut-on résumer ce qui rapproche Derrida de Lacan et ce qui les éloigne l’un de l’autre ?

 

 

Je ne sais pas. Je suis loin de Lacan, je ne m’en occupe pas vraiment. Je dirais seulement que Lacan est très proche de Derrida en vertu d’une commune provenance (Hegel, Heidegger, Bataille, Kojève, etc). Mais Lacan s’est employé à construire un appareil (une “ boîte à outils ” comme aiment à dire les lacaniens) que commande malgré tout en dernière instance la nécessité de la cure et de l’institution. On peut parler en d’autres termes que ceux de “ guérison ” ou de “ normalisation du moi ”, et c’est très souhaitable, mais il reste qu’il s’agit d’un dispositif technique. De ce fait, les concepts lacaniens sont souvent maniés sans souplesse, ils ne sont pas ouverts d’eux-mêmes sur des réélaborations possibles. C’est peut-être le contraire qui a lieu ici ou là, je veux bien le croire, mais ce n’est pas ce qu’on voit. De là, aussi, qu’on trouve chez Lacan une catégorisation de la philosophie qui ne laisse pas de place à la “ pensée ” en tant qu’ouverture et risque ou chance d’une altérité ou d’une altération tout autre que le rapport à l’ ”Autre ”. Mais j’en reste là, car je n’ai pas d’idée de ce que Derrida aurait pu répondre – bien que je pense n’en être pas très loin.

 

Flussi © 2016Privacy Policy